Avec Les crayons, Frédéric Bihel passe du statut de dessinateur à celui d’auteur. Il ose enfin se raconter avec délicatesse pour dire un drame familial enfoui.
Ils sont les instruments de la nostalgie. Gris et en bois, ils dessinent le passé avec une douceur infinie qui tient aux tonalités monochromes. De couleurs, ils transforment le passé en souvenirs gais et agréables. Les crayons dessinent les souvenirs d’enfants et les transforment en mémoire d’adultes. Frédéric Bihel les utilise depuis ses premières années. Avec Pif Gadget, Mickey, les héros de l’Iliade et l’Odyssée, ils sont alors ses compagnons de l’imaginaire et son refuge en période de souffrance. Cinquante ans plus tard, ce sont toujours eux qu’il prend pour plonger dans ses réminiscences les plus éloignées. Le crayon de bois gris est le plus utilisé, gris comme la couleur d’un récit doux-amère qui débute par un retour « de nos jours » à Château-Chervix dans le Limousin, puis se prolonge par un appartement 23, rue de la Fontaine à Limoges. Sa maman l’accompagne et les lieux font ressurgir des souvenirs assez communs : moqueries et vexations dans la cour de récréation, découverte des beautés de la nature, amitié.
Doux est le mot qui revient le plus souvent en regardant ses images qui donnent l’effet d’être patinées par le temps, telles des photos sépia. La lecture est le refuge ultime d’un petit Frédéric que l’on devine seul dans la cour de récréation à lire ou à rêver comme beaucoup d’autres enfants. Mais il y a l’absence du père que symbolise une voiture jaune devant une autre maison. Mais il y a ce grenier du 23 rue de la Fontaine où, de manière allusive, se réfugie un malaise et un malheur probable. Un enfermement sur soi, loin du monde et de ses épreuves. Des pages majeures et exceptionnelles qui disent la souffrance et le mal être. La chronologie est cassée comme si cette descente dans le temps, telle une plongée en apnée, devait se faire par étape, par palier. Il faut retrouver sa respiration avant d’aller jusqu’au fond, là où est niché le drame initial. Alors comme le plongeur, on reprend la lecture au début pour retrouver la surface. Et la lumière qui explique tout.
L’écriture et les dessins ne font qu’un et composent un récit pudique, raconté du bout des lèvres, avec minutie et attention. Tout n’est pas sombre et les rares couleurs, chargées de symboles, racontent des moments privilégiés de bonheur au bord de mer, montrent des dessins d’enfants et des boîtes de couleurs. Et une petite fille dont la beauté éclatante va apparaître peu à peu au fil des pages, dessinant les contours d’une autre histoire. Une histoire essentielle, celle dissimulée au fond des souvenirs.
On pense à Tripp et son exceptionnel Le Petit Frère dans lequel le dessinateur du Magasin Général raconte la mort accidentelle de son petit frère. Il nous avait confié alors qu’à plus de soixante ans il avait décidé d’abandonner la fiction pour se consacrer à l’autobiographie. « Si on se concentre longtemps et souvent, des souvenirs incroyablement précis reviennent », précisait-il. Pareillement, Bihel a d’abord dessiné pour les autres. Puis il a dessiné ses propres histoires, avec notamment À la recherche de l’homme. Les crayons lui permet de franchir la dernière étape, l’autorisant à passer au « je » avec une voix off, comme une mélodie que l’on imagine douce et lente, une voix de confession.
Sous des apparences de début a priori anodines, Frédéric Bihel se livre intimement. Avant la parution de son album, il écrivait sur les réseaux sociaux que l’ouvrage « évoquera aussi l’éveil aux histoires qui donnent un sens aux choses et tentera d’organiser le chaos que contient la tête d’un petit garçon de six ans ». Aujourd’hui, avec ce pèlerinage partagé avec ses lecteurs, l’auteur réalise une forme de catharsis. Il peut ainsi ajouter dans les dernières pages de l’ouvrage des photos personnelles dont on devine la charge émotionnelle. À notre tour, on les observe lentement en cherchant probablement ce qu’elles évoquent de nos propres histoires. Des moments de bonheur et des instants de tristesse ou de drame. Enfouis tout au fond de notre mémoire.
Les crayons. Récit et dessin de Frédéric Bihel. Éditions Futuropolis. 120 pages. Parution : 3 avril 2024. 23€.
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