BD. L’Ogre de Dufaux et Landa : Si Jeanne nous était contée…

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Dans un premier tome enlevé, publié aux éditions Glénat, Dufaux et Juan Luis Landa dépoussièrent l’image de la Sainte pour nous offrir une histoire proche d’un conte contemporain, aux illustrations magnifiques.

Il manque juste la bande son. Celle qui permettrait d’entendre le cliquetis des épées ferraillant, l’envolée des flèches tirées par les archers anglais, le choc lourd des massues se brisant sur les boucliers. C’est cela : il manque le son. Pour le reste tout y est : chevaux cabrés, étendards pointés vers le ciel, visages de douleurs et de haine, villages et charrettes en feu, et surtout une masse informe de cadavres au sol formant un vertigineux tableau des enfers à la Jérôme Bosch. La double couverture de l’album ne trompe pas : L’Ogre est avant tout une fresque épique où les bleus affrontent les rouges, où les anglais combattent les français. Une fresque où l’image emporte tout sur son passage, où elle s’affranchit des cases, imposant son rythme au récit. Pleines pages, cases multiples et diffractées, Juan Luis Landa jouit totalement de la liberté que les feuilles blanches lui laissent.

A la manière d’une caméra subjective, les plans cinématographiques nous invitent au cœur des combats, mais aussi dans la chaleur des hautes cheminées des châteaux. Plongées, contre-plongées, panoramiques verticaux, plans aériens, le dessinateur, comme un cinéaste nous entraine dans le chaos de ce début du XVe siècle où la terre de France est ravagée par la famine mais aussi par les bandits de grands chemins en quête de nourriture et surtout par les armées françaises et anglaises qui se disputent le royaume du jeune et indécis dauphin, Charles VII réfugié à Chinon, que la mère, Isabeau de Bavière, favorable aux anglais, combat de manière souterraine. A cette époque troublée, que les historiens appelleront La guerre de Cent Ans, l’inusable et exceptionnel Jean Dufaux, ajoute sa patte avec un scénario chaotique, fidèle à la situation politique inextricable, mais fluide. C’est à un récit épique et historique que nous convient les auteurs, s’amusant à ajouter du chaos au chaos.

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Des personnages secondaires vont ouvrir ainsi de multiples points de vue et offrir des perspectives de narration attrayantes. Le capitaine Guillaume de Blamont, fidèle au roi, un mystérieux Duc noir au visage dissimulé derrière un casque de fer, mais aussi Catherine d’Alençon ou Pierre de Giac, agent double de Charles VII, constituent notamment une distribution d’actrices et d’acteurs souvent diaboliques. Disséminés sur le territoire, ils permettent de passer d’une magnifique vue aérienne de Paris aux remparts monolithiques de Chinon, sans oublier l’évocation d’un petit village de l’Est de la France, Domrémy, ce bourg près de la Meuse et d’une jeune femme de ses habitantes. C’est bien elle, en effet, le prétexte de ce diptyque, Jeanne la Pucelle, celle qui va arc-bouter les anglais hors de France. Pour la représenter aujourd’hui, il faut oublier les images saintes glissées dans les missels ou représentées sur les tableaux des églises. La vierge, gardant les moutons et entendant des voix, n’a plus guère sa place. On la découvre ici en pleine page, allongée dans la paille « à la fois offerte et inaccessible. Offerte aux prières des hommes. Inaccessible aux songes des hommes ». Elle ressemble plus à une héroïne d’Heroïc Fantasy qu’à une image sainte. On la verra même se baigner nue sous le regard concupiscent de quelques truands. Tel est l’avantage de ces personnages entrés dans l’Histoire mythifiée du roman national: ils s’adaptent à chaque époque et se modifient au gré du temps et des modes, demeurant intemporels et inaccessibles.

Pour la protéger, comme dans un rappel de contes pour enfants, Jeanne va même se trouver un allié : un ogre cyclopéen, dévoreur de chair de petites filles, succombant au charme de celle qui ne porte pas encore épée et armure. Cet odieux méchant qui terrorise les campagnes, devient un garde du corps terrifiant pour les ennemis de Jeanne et pour les lecteurs, un ogre qui nous regarde de sa hauteur dans la dernière case, comme pour rappeler qu’il nous retrouvera bientôt dans le deuxième opus de cette histoire très documentée qui laisse toute sa place à une écriture contemporaine.

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L’Ogre. Tome 1. Scénario : Jean Dufaux. Dessin et couleurs: Juan Luis Landa. Editions Glénat. 112 pages. 29€. Feuilleter

A noter une édition spéciale en noir et blanc disponible dans les librairies du réseau Canal Bd.

Eric Rubert
Le duel Anquetil Poulidor sur les pentes du Puy-de-Dôme en 1964, les photos de Gilles Caron dans le Quartier latin en Mai 68, la peur des images des Sept boules de cristal de Hergé, les Nus bleus de Matisse sur un timbre poste, Voyage au bout de la Nuit de Céline ont façonné mon enfance et mon amour du vélo, de la peinture, de la littérature, de la BD et de la photographie. Toutes ces passions furent réunies, pendant douze années, dans le cadre d’un poste de rédacteur puis rédacteur en chef de la revue de la Fédération française de Cyclotourisme.