MANGEZ-LE SI VOUS VOULEZ, LE DRAME DE HAUTEFAYE PAR GELLI

En adaptant le roman de Jean Teulé, Mangez-le si vous voulez, au titre explicite, Gelli nous donne à lire une BD éprouvante, mais nécessaire. Pour public averti. Noir. Totalement noir. Complètement noir. Pas le noir lumineux des tableaux de Soulages. Le noir plutôt des ténèbres. De l’enfer.

Mangez le si vous voulez

Le noir des dessins d’abord, troublés peu à peu au fil des pages par du rouge, le rouge du sang qui se répand et s’étale de plus en plus, perturbant l’harmonie d’un monde en noir et blanc, d’un monde simple où n’existerait que le bien et le mal. Le noir d’une histoire ensuite, d’une histoire vraie, car rien ne peut être plus horrible que la réalité.

ALAIN DE MONEYS

L’imagination de l’homme est insuffisante pour dire le pire. En l’occurrence, le pire se déroule en 1870, l’Empire français combat la Prusse et va de défaites en défaites. Alain de Moneys, un jeune homme de Hautefaye, près de Nontron en Dordogne, se rend à la foire. Il y rencontre des voisins, des amis. Il ne reviendra pas. La foule électrisée par des articles de journaux, devenue meute, croit l’entendre dire « À bas la France! », alors que réformé, il partait s’engager volontairement la semaine suivante. Battu, torturé à mort, il sera même dévoré par cette même foule.

Mangez le si vous voulez

Un évènement que nombre d’historiens qualifieront d’un des évènements les plus honteux du XIXe siècle. Jean Teulé, qui adore les histoires sombres, avait fait de ce drame un roman paru en 2009 et adapté ensuite au théâtre. Mettre des images sur des mots, montrer des situations les plus horribles, devait être un défi difficile à relever, puisque il a fallu onze années pour trouver avec Dominique Gelli, un auteur capable de réaliser ce prodige.

Mangez le si vous voulez

Il y a du Rabaté dans le traitement du noir, du Larcenet du Rapport de Brodeck dans les trognes ignobles des tortionnaires. Il y a du talent tout simplement qui colle au texte de Teulé et respecte son chapitrage, qui déplace le drame de lieu en lieu comme les stations d’un véritable chemin de croix. On aurait du mal à croire cette histoire si on ne nous prévenait pas de sa réalité.

Mangez le si vous voulez

Ainsi informé, dès le départ, on devine la spirale infernale. En quelques pages la femme de l’instituteur devient une tortionnaire. Le vieux Piarroutty qui a perdu son fils à la guerre se découvre une âme de tueur. Gelli ne nous épargne plus rien et on sombre avec la foule dans une descente aux enfers irréversible. Plongées, contre-plongées à la manière cinématographique rendent les visages odieux, la foule encore plus nombreuse. Le fin trait noir s’accompagne parfois d’un voile brumeux comme pour atténuer l’horreur.

Mangez le si vous voulez

Mais rien n’y fait, et il faut s’accrocher sérieusement pour descendre toujours plus bas jusqu’à l’inéluctable d’une page presque noire où coulent quatre membres d’une pieuvre humaine. Par coïncidence, en même temps que la parution de la BD, une journaliste Marie-Dominique Lelièvre, publie un article d’enquête (1) sur Anne Marie Perron, qui le 6 Août 1944, parce que « elle est une femme, elle est pauvre, elle vit au mauvais endroit, en somme. Au mauvais moment aussi » va être emmenée par des résistants de la dernière heure, tondue, rasée, insultée, promenée comme Alain de Moneys, une journée entière dans une cage à cochon tirée par une charrette tombereau. Ce qu’elle a fait, on ne le sait pas très bien. Vendu peut-être du beurre au marché noir. Mais aussi du sel et même des pommes de terre. Pour cela après avoir été contrainte de marcher pieds nus dans le purin, « Marie n’est plus un être humain, mais le bouc émissaire ou la truie émissaire, d’un village ». Elle est fusillée à 20H30. Étrange résonance avec la BD de Jean Teulé et Geppi, qui montre que l’inhumanité traverse les siècles et interroge au plus profond de l’âme humaine. Un des tortionnaires de Dordogne, sous la guillotine, déclare « Et pourtant, nous étions de braves gens… ». Pour cette phrase notamment, Mangez-le si vous voulez mérite toute notre attention. Et notre réflexion. 

Mangez-le si vous voulez par Gelli d’après le roman de Jean Teulé. Éditions Delcourt. Collection Mirages. 168 pages. 18,95€. Parution 2 septembre 2020.

(1) JDD du 6 septembre 2020. La Suppliciée de Lanvénégen. Pages 30 et 31.

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Eric Rubert
Le duel Anquetil Poulidor sur les pentes du Puy-de-Dôme en 1964, les photos de Gilles Caron dans le Quartier latin en Mai 68, la peur des images des Sept boules de cristal de Hergé, les Nus bleus de Matisse sur un timbre poste, Voyage au bout de la Nuit de Céline ont façonné mon enfance et mon amour du vélo, de la peinture, de la littérature, de la BD et de la photographie. Toutes ces passions furent réunies, pendant douze années, dans le cadre d’un poste de rédacteur puis rédacteur en chef de la revue de la Fédération française de Cyclotourisme.

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