BD Pigments et Film Rupestres : Au commencement était le dessin

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bd pigments

Dans la BD Pigments et le film Rupestres, sept dessinateurs reconnus investissent une grotte pour y peindre des œuvres rupestres contemporaines. Passionnant.

Ils sont sept comme les nains de Blanche Neige. Comme eux, chaque matin, ils vont, non pas à la mine, mais dans une grotte pour gratter, toucher les parois. Grincheux, Joyeux, Simplet creusaient pour extraire des pierres. Chafouin (Pascal Rabaté), Bison sensible (David Prudhomme) ou encore Auroch (Etienne Davodeau) sont venus quotidiennement peindre et orner les parois d’une grotte près de Pech Merle.

pigments rupestres

L’expérience n’est pas nouvelle puisqu’il y a désormais quatorze ans, les trois précités, accompagnés alors de l’Abbé (Emmanuel Guibert), de Belette (Troubs), et Cro-Ma (M-A Mathieu) avaient cheminé dans de nombreuses grottes pariétales du Sud Ouest et publié consécutivement un album, Rupestres aux éditions Futuropolis. Démarche intellectuelle sur l’origine du monde, le livre était surtout un questionnement sur les dessins réalisés il y a plus de trente mille ans, auquel chaque dessinateur apportait ses réponses en peintures et images. La balade métaphysique, intellectuelle, échappait à la raison. Support identique cette fois-ci mais une démarche différente pour les mêmes artistes (à l’exception de M-A Mathieu) auxquels se sont joints Pipistrelle (Chloé Cruchaudet) et Lou Cabra (Edmond Baudouin). En cette année 2022 nos sept peintres se voient confier par le Parc naturel des Causses une grotte champignonnière, à charge pour eux de dessiner et peindre sur les parois vierges avec uniquement des pigments proches de ceux utilisés par leurs prédécesseurs sapiens.

Après une reconnaissance des lieux, chacune et chacune s’approprient des parties du long couloir sans issue. À l’aide uniquement de frontales, ils vont privilégier le support ou les couleurs de la paroi, la lumière ou les ombres. Baudouin, le nouveau venu, prend de la place, beaucoup de place pour dessiner des corps. Fidèle à lui même il danse face aux rochers, les gestes amples. Son ami Troubs, préférera partir des aspérités du mur pour y chercher le départ de son inspiration. Les coulées de calcite deviennent trompes d’éléphants ou des grues en partance vers le ciel. Guibert amène une branche feuillue de l’extérieur. Davodeau privilégie le motif de répétition. Cruchaudet peint des portraits intimes. Rabaté s’allonge pour découvrir le dessous.

Les regards silencieux et longuement posés sur la surface à peindre disent beaucoup du cheminement de la pensée vers la main. Aucun ne cherche à retrouver des gestes ancestraux, à copier ou plagier leurs prédécesseurs. Ce n’est pas un retour en arrière qui leur est proposé mais une expérience contemporaine : des instruments d’hier pour une pensée d’aujourd’hui. Les œuvres photographiées par Rémi Flament et mises en page à la fin de l’album montrent d’ailleurs l’extrême diversité des techniques et des approches artistiques. Pourtant nul besoin de signatures pour retrouver les visages de Chloé Cruchaudet ou les arbres de Emmanuel Guibert. Cette appropriation si riche et variée des parois se traduit dans le livre par sept chapitres racontant l’expérience individuelle des dessinateurs. La balade matinale de Guibert et Baudouin se rendant de concert à la grotte est un moment de pur bonheur comme l’apparition mystérieuse des animaux sous le pinceau de Troubs qui épouse la roche.

Humour, réflexion philosophique se conjuguent ainsi, dans un subtil mélange jouissif auquel il ne faut pas oublier la dimension amicale. La camaraderie transparait dans la Bd, Chloé Cruchaudet a l’impression de se taper « l’incruste dans cette cellule amicale dont certains se connaissent depuis les Beaux Arts », mais elle semble encore plus évidente dans le film Rupestres réalisé par Marc Azéma (sorti en février de cette année). La table du petit déjeuner avec un Troubs, à peine réveillé, les cheveux en bataille face à l’allure fringante de Guibert mérite un large sourire. Le regard bienveillant et attentif sur le travail de l’autre démontre la connivence artistique qui s’enrichit au fur et à mesure de la réalisation collective.

Cela donne un album protéiforme, riche de la personnalité de chacun, qui invite à s’interroger sur la création artistique. Beaucoup moins intellectualisé que Rupestres, Pigments est une BD documentaire de complicité.

Après leur passage, la grotte de La Sagne est aujourd’hui refermée. Elle n’est pas sanctuarisée, d’ailleurs les dessinateurs y sont rentrés de nouveau il y a peu, mais on sait dès maintenant que compte tenu de son degré d’humidité, les oeuvres contemporaines se subsisteront pas trente mille ans. Comme un symbole d’un monde qui s’accélère et ne crée plus que de l’éphémère ? Peut être. Sûrement même.

Pigments de Baudouin, Cruchaudet, Davodeau, Guibert, Prudhomme, Rabaté et Troubs. Texte de Marc Azéma et photographies de Rémi Flament. Éditions Futuropolis. 160 pages. 23€. Parution : Feuilleter

Le film tiré de cette expérience : Rupestres de Marc Azéma. 90 minutes. Sortie : février 2025.

Eric Rubert
Le duel Anquetil Poulidor sur les pentes du Puy-de-Dôme en 1964, les photos de Gilles Caron dans le Quartier latin en Mai 68, la peur des images des Sept boules de cristal de Hergé, les Nus bleus de Matisse sur un timbre poste, Voyage au bout de la Nuit de Céline ont façonné mon enfance et mon amour du vélo, de la peinture, de la littérature, de la BD et de la photographie. Toutes ces passions furent réunies, pendant douze années, dans le cadre d’un poste de rédacteur puis rédacteur en chef de la revue de la Fédération française de Cyclotourisme.