Voyager sans quitter son quartier, c’est que nous propose Chabouté dans son dernier album. Partir en restant : un paradoxe poétique et militant.
Il est peu coloré, Chabouté. Son domaine, c’est le noir et blanc, le contraste comme dans Musée (Vents d’Ouest, 2012), où il nous montre les chefs d’œuvre du musée d’Orsay sans les couleurs des peintures exposées.
Il est peu prolixe, Chabouté. En Normandie on dirait de lui qu’il est un taiseux. Il est même capable dans Un peu de bois et d’acier (Vents d’Ouest, 2023) de réaliser une BD sans texte, comme un film à la Tati. Le sujet : un banc fixe où se succèdent au fil des saisons un échantillon de l’humanité.

Un banc justement, on en retrouve un dans ce nouvel album Plus loin qu’ailleurs. Il accueille les fesses de notre « héros ». « Héros » n’est peut être d’ailleurs pas vraiment le terme qui convient à Alexandre. Avec sa silhouette brinquebalante, effacée, il ne voit guère le jour, Alexandre, puisqu’il est gardien de nuit dans un parking souterrain. Un métier calme et solitaire, qui fait dire à son collègue: « Toujours dans tes bouquins, tes dessins, et dans la lune. T’es un rêveur Alexandre, pas un trappeur ». Un trappeur ? Eh oui, pour une fois il a décidé prendre un sac à dos, un billet d’avion et de visiter l’Alaska : « C’est pas dans mes poches que je vais rapporter de l’or … mais dans mes yeux ».
Mais décidément l’aventure lointaine n’est pas faite pour lui. Mystère des compagnies de voyages, Il va devoir rester à terre, empêché en plus par une entorse à la cheville. Adieu les grands espaces et le guide de survie. Pas envie pour autant de rentrer dans son studio. Alors notre gardien s’installe à l’hôtel. Pas très loin, pas au bout du monde. Non juste en face de chez lui, pour voyager quand même et quitter son quotidien. Une vie diurne chargée de pittoresque, qu’il n’a jamais finalement véritablement vue. L’ours polaire est remplacé par un chien qui urine sur une chaise abandonnée. Le hamac accroché entre deux igloos cède la place à une chambre d’hôtel. Pas d’Alaskiens dans la rue mais des vieux et des jeunes ou des jeunes et des vieux. Avec sa béquille, chaque jour Alexandre va descendre de sa chambre pour marcher dans le quartier qu’il habite depuis des années sans jamais le regarder.

Il va surtout porter son regard vers le bas, vers le sol, les trottoirs, les caniveaux, les routes. C’est là essentiellement que se cachent les choses que l’on ne voit plus. Alexandre a décidé, à défaut de visiter Anchorage, de « réapprendre à regarder, voir à nouveau tout ce que le routinier et le familier ont lentement filtré mis de côté, élagué ». Ce sont d’abord des bouts de papier, des listes de courses, des tickets. Mais en tournant son regard vers le bas, on voit aussi des chaussures et leurs habitants, des roues de véhicules et leurs conducteurs. Et même, même pour Chabouté, on voit enfin des couleurs, de vraies couleurs qui s’assemblent et se ressemblent. Alors là, pour le bleu, il faut bien lever le regard vers le ciel. C’est beau un ciel bleu, non ? C’est la couleur d’un papillon, d’un T-shirt à rayures.
On pense à la poésie de Prévert, faite de mots de tous les jours, faite de petits moments quotidiens. On regarde ceux qui ne regardent pas, leurs yeux rivés sur leur téléphone. On regarde, les fruits colorés sur les étals des marchands. On regarde un chaise, seule et inutile puisque seule, au milieu de nulle part. On regarde la rue. On regarde les gens qui bougent dans la rue. On regarde une descente de gouttière qui crache des notes de musique. On regarde un banc, ce fameux banc où l’on rencontre un clochard qui a décidé de quitter le monde de l’entreprise. On regarde tout cela dessinant un merveilleux voyage qui permet de partir en restant.

On revoit immédiatement l’ouvrage de Thierry Martin, Le balayeur des Lilas (voir chronique), cette BD silencieuse dans laquelle un employé municipal accroché à son balai observe la vie de son quartier. Le traitement quasi silencieux, le prétexte, les observations, les rencontres se ressemblent et nous incitent à voir ce qui fait la beauté de notre environnement proche. Par contre, Chabouté (ou Alexandre) termine chaque journée par la rédaction de son carnet de voyage, véritable profession de foi de l’auteur en la beauté des petites choses du quotidien. Parfois poétiques ces réflexions écrites se teintent aussi de critiques acerbes sur notre manière de vivre, ou de ne pas vivre.
Alexandre déclarait avant son « voyage »: « Je suis qu’à côté! Je ne fais que passer à côté… De tout… ». Après des jours de voyage au bas de son escalier, il décide d’acheter un sac à dos plus grand. Des rêves, cela prend de la place. Et ils évitent de passer à côté.

« Plus loin qu’ailleurs » de Chabouté. Editions Vents d’Ouest. 152 pages. 24€. Parution : mai 2025. Découvrir un extrait
