Une BD nous emmène faire le tour du monde dans les pas d’un jeune marin, apprenti de la mer et de la vie. Un promenade initiatique embellie par la beauté des paysages et des femmes. Superbe.
Si vous avez la chance de rencontrer Christian Cailleaux et de lui demander une dédicace, il vous dessinera probablement un marin sur le quai d’un port, la silhouette tournée vers le lointain, le vent plissant sa pelisse. Et au loin, tout au fond, un nuage comme un mirage, comme un idée de l’ailleurs. Cette dédicace résumera bien l’auteur, le dessinateur de talent qu’il est. Même s’il s’aventure avec bonheur chez Blake et Mortimer, chez Prévert, ou dans le polar (Gramercy Park), Cailleaux reste attaché par dessus tout à la mer.
Embarqué, Cahier de la mer de Chine ont marqué les esprits des navigateurs en herbe, des badauds des grèves, des lecteurs de Conrad, Melville ou Stevenson. C’est qu’il n’a pas son pareil par un trait identifiable pour dessiner la poésie de l’horizon. Il aime la chaleur que des ombres hachurées rendent palpables. Il aime la nuit et ses étoiles à côté de la lune, éclairée par le point rouge incandescent d’une cigarette sous la lumière bleutée d’une allumette.
Les couleurs sont unies, réduites, pour aller à l’essentiel : la beauté du monde. Seul le rouge flamboyant est utilisé pour marquer les êtres ou les actions du Diable. Mais Cailleaux a une autre qualité, il dessine magnifiquement les femmes. Leurs visages tracés d’un trait ininterrompu, ovales comme les Jeanne Hébuterne de Modigliani ou les yeux fermés de Brancusi. Un trait pour l’ovale, deux amandes pour les yeux, et deux vagues pour le sourire. Dans cette réédition de R97 Les Hommes à Terre, on redécouvre toutes ces splendeurs.
Des femmes, il y en a beaucoup, elles sont vénales, tendres, sincères, douces, moqueuses ou violentes. Elles sont à terre quand le R97, matricule du porte-hélicoptères Jeanne d’Arc, s’arrime au port. Elles sont une source de peur, d’envie, d’exotisme, pour un jeune Arpète de 17 ans de la Rochelle qui accomplit son premier tour du monde. Il s’appelle Théo mais il s’agit plus sûrement de l’acteur Bernard Giraudeau, acteur décédé qui écrivit en 2001, Le marin à l’ancre, récit dont cette BD s’est librement inspirée.
Ces femmes sont, autant que les ports visités, Valparaiso, Madagascar, Djibouti, des balises dans l’apprentissage de la vie du jeune marin, voué aux salles des machines, mais qui trouve ses rêves sur les ponts, après le quart.
« En descendant vers la mer, j’abandonnais le monde de l’enfance pour celui des hommes. »
Son parcours initiatique, il le vit avec des seuls hommes à bord, des hommes emplis de testostérone, de violences verbales, mais il sait découvrir derrière ces apparences la fragilité que suscite l’amour. Une femme à Kobé se présente sur le quai au moment du départ. Elle a dans les bras un énorme bouquet de roses. Elle dit adieu à son homme. Elle l’appelle de sa silhouette. Elle le serre. L’étreint. L’homme remonte à bord. Il ne reste plus sur le quai que quelques fleurs écrasées. Ainsi va la vie en mer. Un marin ne s’attache pas. Et pourtant nous nous attachons à lui, ce jeune homme, ses pulsions, ses violences même, mais aussi ses doutes, son honnêteté, son regard d’apprenti de la vie.
Théo envoie une carte postale à sa mère. La BD est un peu cela aussi : des émotions, des paysages, des ambiances envoyées d’ailleurs. On n’apprend rien du fonctionnement du navire, des techniques, de la hiérarchie, des manoeuvres. par contre on descend avec Théo à la recherche de Rimbaud ou d’Henry de Monfreid. Trois cases panoramiques suffisent à montrer la beauté du lac Assal, 153 mètres en dessous du niveau de la mer. Trois cases, trois couleurs pour révéler la beauté d’un lieu. Au lecteur d’imaginer, de se fondre dans le paysage.
Finalement Théo rentre au port à Brest: « c’était le printemps, les filles avaient des robes légères, les cheveux comme les algues. Téaki, Ama, Fathouma avaient des visages de brume et s’effaçaient dans les lointains ». Grâce aux dessins de Cailleaux, elles resteront pour le lecteur en mémoire quand le soir le soleil se couchera à l’horizon.
R97 Les hommes à terre, Cailleaux et Giraudeau, Éditions Dupuis Collection Aire Libre, Réédition de l’album initial paru en 2008 chez Casterman, parution 10 juillet 2020, 19,95 €.
À noter une superbe édition limitée à 777 exemplaires avec un dessin original de Cailleaux, signé par le dessinateur.