Dans Rapport W, Gaétan Nocq raconte et dessine l’internement volontaire de Witold Pilecki, résistant polonais, chargé d’organiser une émeute dans le camp d’Auschwitz. Glaçant, indispensable. Et inoubliable.
Tout commence bien pourtant. Deux cases au bleu tendre d’un ciel de septembre juste tavelé de quelques traces de nuages évanescents. « Toute la journée nous avons roulé ». La page suivante, la lumière s’éteint et le ciel s’assombrit. La nuit se profile et nous pénétrons alors dans une sombre histoire, l’histoire d’un convoi de déportés à destination d’Auschwitz. Dans un wagon, un homme se distingue. Il se fait appeler Tomasz Serafinski. Sa véritable identité est Witold Pilecki et aussi étonnant que cela puisse paraître, il s’est fait volontairement rafler pour se faire interner en septembre 1940 dans le camp de concentration d’Auschwitz. Sa mission est de monter un réseau de résistance au sein de ce qui n’est encore qu’un camp de prisonniers, en vue d’un soulèvement général.
Pendant 947 jours, il va monter, suivant les règles strictes du réseau, des cellules chargées de saper l’organisation du centre, tenter de désorganiser le travail de déshumanisation des SS et fournir inlassablement des rapports détaillés pour permettre un raid extérieur qui n’arrivera jamais.L’histoire de ce patriote polonais, longtemps méconnu et aujourd’hui considéré comme un héros national, Gaétan Nocq (incité par l’historienne Isabelle Davion qui signe une remarquable postface) en fait une suffocante histoire, racontant l’horreur totale avec une distance qu’instaure le dessin. Tous les personnages sont nimbés d’un flou fantomatique pour montrer sans démontrer. Des bourreaux on ne voit souvent que les bottes, les silhouettes lointaines comme des menaces qui ne peuvent être humaines tant elles dépassent la simple raison. On pense alors aux pages du Rapport de Brodeck de Larcenet.
Même les bâtiments perdent parfois de leur matérialité, comme des mirages issus d’un mauvais rêve. La monochromie alternée, bleu, sépia, orangé, gris des planches dit, plus que des centaines de mots, l’uniformité des jours et des hommes, chacun cherchant à survivre en surmontant l’horreur absolue. Pitecki se concentre sur sa mission pour ne pas défaillir et l’une des forces du récit mené par Nocq est de réussir à transformer des rapports administratifs du résistant en scénario fluide qui raconte la guerre, les méandres de la constitution d’un réseau comme dans un véritable récit d’espionnage.
Tu crois que je suis immunisé contre les sentiments ? Dans mon métier on apprend juste à les refouler. (…) Parce que l’émotion paralyse. Ici en enfer il n’y a pas de place pour le spleen.
Avec Pitecki, on garde cette distance pour ne pas être tétanisé par l’horreur qu’incarnent des officiers allemands qui exigent des départs au travail en chansons, ou de médiocres repris de justice devenus de petits potentats distribuant la vie ou la mort selon leur humeur du jour. La vie ne tient qu’à un regard, un mot, au hasard et cette tension est perceptible grâce au silence des pages les plus fortes qui rendent compte parfaitement d’une atmosphère tendue à l’extrême en permanence.
Alternant les « gaufriers » et les magnifiques doubles pleines pages, Nocq donne une place particulière aux objets anodins de la vie quotidienne, cafetière, cuillère, scie, qui rattachent ces ombres d’humains à leur vie antérieure, source de résistance morale à l’incroyable et à l’indicible.
Le résistant polonais sera fusillé à la fin de la guerre, mais pas par ceux qu’il a combattus pendant cinq ans. Paradoxe de l’Histoire qui substitue aux anciens bourreaux des libérateurs porteurs, à leur tour, d’une autre forme d’horreur. Avec cet ouvrage magnifique et inoubliable, Gaetan Nocq rend un hommage fort à un résistant peu connu en France et offre une nouvelle page d’Histoire indispensable pour lutter contre l’oubli. Et préserver l’avenir.
Le Rapport W : infiltré à Auschwitz, Gaétan Nocq. Éditions Daniel Maghen. Conseil historique et postface : Isabelle Davion. Parution 23 mai 2019. 264 pages. 29€. À noter comme toujours chez cet éditeur une qualité d’impression remarquable.
À voir également sur le site du musée d‘Auschwitz l’acquisition d’un dessin unique: celui de Witold Pilecki et de Tomasz Serafiński (le vrai) réalisé en 1943.