Dans un récit à hauteur d’enfant, Salim Zerrouki dessine ses années algériennes qui annoncent la guerre civile des années 1990 dans Rwama, Mon enfance en Algérie aux éditions Dargaud. Touchant et instructif.
Rwama c’est d‘abord l’histoire d’un immeuble « tellement en avance sur son temps qu’il possédait même un bac à sable! Ne rigolez pas! Dans l’Algérie des années 1970, un bac à sable était une fierté nationale ! ». Le ton est donné dès les premières pages, un ton caustique, enfantin mais terriblement vrai et parlant. Né en en Algérie en 1978 Salim Zerrouki, s’est installé en Tunisie au milieu des années 2000, et se fait connaître à travers un blog satirique « Yahia Boulahia » puis différents ouvrages dessinés. Il s’y moque allègrement des sociétés maghrébines, auxquelles il appartient. L’humour est la caractéristique constante de ce que l’on peut appeler son combat contre l’obscurantisme religieux.
Avec Rwama, Zerrouki se raconte enfant dans ce premier tome qui débute en 1975 et s’achève en 1992, quand se profilent les années de plomb marquées par la guerre civile entre le gouvernement militaire et les mouvements islamistes. Il fait penser un peu à Riad Sattouf, le petit Salim, quand il naît et vit ses premières années dans un immeuble atypique (avec un bac à sable !) que l’on appelle le Rwama, c’est à dire « Français » en Algérois, un nom applicable par extension à ceux qui y habitent même si ces derniers sont cubains, russes, allemands de l’Est mais aussi algériens. Ce bâtiment auquel l’auteur donne la parole est comme un îlot de modernité dans une Algérie pauvre et arriérée et une provocation aux yeux des habitants de la cité d’à côté, la cité CNS, occupée par de « vrais » algériens.
En petites touches, sans jugement, le petit Salim raconte le grand écart entre une Algérie au récit national pompeux et idyllique et une réalité quotidienne marquée par l’absence de biens de consommations et une forme de pauvreté. Les objets occidentaux sont reproduits à l’identique mais en … plastique, un faux-semblant comme un symbole d’une société en trompe l’œil. Le ton est celui de la dérision, à l’image de la chasse nocturne à l’eau laquelle participe toute la famille pendant les quelques heures où coule le précieux liquide aux robinets. Plus que de longs discours et de grandes diatribes, le dessin aux touches enfantines, montre l’absurdité d’un régime et les tensions d’une société. Malgré l’enfance, la violence est déjà présente, entre les deux cités, dans les cours de récréation. Différences sociales, « alors que les enfants algériens (…) jouaient avec des ballons fabriqués avec des sachets de lait remplis de vieux journaux, nous, les Rwama, jouions au foot avec de vrais ballons (…) », différences linguistiques, différences religieuses. Les rixes de l’école entre « voyous » de la cité et « mécréants » de Rwama annoncent les combats politiques des adultes, sous l’œil omniprésent des religieux qui attendent leur heure.
Zerrouki, montre parfaitement le glissement d’une société désabusée, « sous Chadli un fossé s’est creusé entre 2 Algéries : celle des membres du parti et de leurs proches, fortunés, corrompus, détournant les biens publics, et celle du peuple livré à lui-même qui fabriquait ses propres attractions » vers un autre projet, religieux que va proposer le Front Islamique du Salut (FIS), offrant à une population appauvrie, un espoir. Contre un régime du « tous pourris » , les islamistes proposent une société de solidarité, dans laquelle la religion encadre toutes les activités de la journée. Les superstitions les plus inimaginables, les raisonnements les plus fous comme celui de prier pour mourir le jour de son anniversaire, deviennent des principes inculqués y compris à l’école. La raison pure est abandonnée au profit de la croyance. Un glissement que le jeune Salim vit au sein de sa propre famille, symbole d’une évolution culturelle qui touche même les classes moyennes.
« Avant d’être un parti politique le FIS était une utopie sociale », écrit Zerrouki. L’auteur, sans avoir l’air d’y toucher, du bout de ses dessins aux apparences naïves, dénonce la crédulité d’une population désenchantée, insuffisamment éduquée, prête à tout pour une nouvelle expérience. Comme souvent avec l’humour noir et corrosif, on hésite à rire ou à s’indigner quand apparaît dans le ciel un nuage sous la forme d’« Allahou Akbar », miracle montrant que Dieu était du côté du FIS, en fait un dispositif caché de laser pour inscrire les mots dans le ciel. C’est d’ailleurs sur un ciel d’orage que s’achève l’ouvrage, l’orage de la guerre civile qui monte et va détruire tous les bacs à sable du pays.
Rwama, Mon enfance en Algérie, tome 1 de Salim Zerrouki. Éditions Dargaud. 176 pages. Parution : 15 mars 2024. 22€.
Sortie du tome 2, premier semestre 2025.