Après avoir évoqué l’arrivée au pouvoir de De Gaulle en 1958 dans Un général, des généraux, Nicolas Juncker revient sur la guerre d’Algérie et la difficulté d’en parler encore aujourd’hui. Il ose traiter le sujet et même le dessiner. Avec humour et sérieux.
C’est une BD à… trous. Il y a d’abord les trous de la couverture, ceux qui laissent voir des portraits, le minaret d’une mosquée, une scène de liesse. De couleur bistre ces dessins évoquent le passé. Il y a ensuite les trous du titre de la bd, ces fameuses absences de mémoire, ou plutôt les effacements volontaires de souvenirs trop douloureux. Enfin il y a les trous que veut créer un scénographe mégalo dans les murs d’une maison. La maison est celle de la veuve d’un célèbre photographe, Gérard Poaillat, connu de son vivant pour des reportages consacrés à l’Algérie. Un maire opportuniste, mégalo et ambitieux envisage avec l’aide de son ami, ministre de la culture, de faire de cette habitation un mémorial consacré à la guerre d’Algérie et à ses victimes, lieu symbole d’une « vaste réconciliation nationale » selon les vitupérations de l’élu qui confond désir et réalité. C’est oublié, à Maquerol, comme dans le reste de la France, un premier trou de mémoire : la mise sous le tapis de ce que l’on a longtemps appelé pudiquement « les événements ».

« Le pire… c’est que je ne suis même pas sûr que cette guerre soit achevée… (…). Elle est toujours là », déclare de son vivant Poaillat. Cette phrase testamentaire, dans son enthousiasme délirant, l’élu municipal va l’oublier car le musée qui doit être consacré au photographe au lieu de réconcilier va raviver les douleurs de tous les protagonistes : algériens en France, harkis, pieds-noirs, français « de souche » qui se côtoient au quotidien dans la commune. Le lieu mémoriel va devenir une poudrière agitée par un « quarteron » de personnages principaux: le maire, une historienne chargée de concevoir l’exposition, un scénographe en vogue et la veuve du photographe. Tout ce petit monde préoccupé par ces seuls intérêts va soulever le couvercle de la boite de Pandore. Ébahis devant une explosion de ressentiments et de sentiments cachés, nous avons l’impression de revivre le dessin de Caran d’Ache consacré à l’affaire Dreyfus et le fameux « ils en ont parlé » montrant une bataille familiale autour d’un repas dominical.
Ce n’est effectivement jamais le bon moment pour parler de cette guerre. L’emprisonnement de l’écrivain Boualem Sansal, les tensions diplomatiques entre la France et l’Algérie, d’actualité brûlante, sont là pour nous le rappeler. Nicolas Junker prend pourtant ce risque et se sert d’abord d’une arme bienvenue, a priori inoffensive: l’humour, capable de désamorcer beaucoup de situations conflictuelles. C’est vrai que les personnages majeurs sont grotesques et caricaturaux avec leurs œillères professionnelles et égocentriques, incapables de voir l’Histoire dans sa globalité. Ils hurlent, vitupèrent obsédés par leur vision, quand ils en ont une, du passé colonial.

Derrière la bouffonnerie apparente, des pages monochromes rappellent pourtant que le sujet sensible est grave. Elles sont celles de témoignages à la façon des documentaires télévisés, ou calmement et sobrement des témoins, acteurs de plusieurs générations disent leurs sentiments à l’égard de ce passé difficile : fille de colons, de harkis, petit fils banlieusard d’un militant FLN ou encore descendant d’un militant communiste algérien, tous disent simplement la difficulté de renoncer à son histoire familiale, soixante ans plus tard. Chacun(e) présente sa version de l’Histoire, version audible mais, aujourd’hui encore, irréconciliable.
La BD oscille ainsi entre farce et réalisme, une dualité réussie pour aborder enfin ce sujet brûlant.
Juncker nous rappelle utilement, sans dogmatisme ni poncif, qu’à vouloir gommer les pages de l’Histoire d’une nation, pour y mettre à la place un roman national idéalisé, un État laisse en place des tensions latentes qui ne demandent qu’à resurgir. Il montre aussi l’instrumentalisation de la mémoire par les politiques préoccupés de leur électorat plus que par la réalité historique et la résolution des problèmes réels. Mais les politiques ne sont pas les seuls moqués. Le scénographe, architecte mégalo ou l’historienne mono-centrée emplie de certitudes historiques, sont à leur tour les acteurs de ce qui devient au fil des pages une bouffonnerie grotesque. Ils crient, vitupèrent dans le vide. L’affectif prend encore le pas sur la raison. À la lecture, on rit, jaune parfois. On réfléchit aussi, pris dans le savant mélange efficace de cette Bd.


Depuis 2003 à Montpellier et son maire de l’époque, Georges Frêche, la création d’un musée consacré à l’Histoire de France et de l’Algérie, est évoquée. Entre abandon, reprise, le sujet est de nouveau mis en avant en 2022. Nul doute qu’il faudra attendre de nombreuses années avant qu’un possible mémorial soit effectivement créé. Ce jour là, on sera obligé de penser à cette BD et d’applaudir Nicolas Junker, qui à sa manière, aura apporter sa pierre à l’édifice. Dans vingt ans peut être, si historiens, architectes, artistes, politiques acceptent de s’écouter et de s’entendre.
Trous de mémoire de Nicolas Junker. Couleurs de Juliette Laude. Editions Le Lombard. 156 pages. 22,95€.
