Avec Un père, après avoir raconté sa sexualité et la mort de son petit frère, Jean-Louis Tripp nous dit son enfance et son adolescence dans ce quatrième tome autobiographique. Tout simplement magistral.
Il est des BD qui impressionnent, intimident, avant même leur lecture. Aussi, lorsque arriva sur la table l’exemplaire de Un père, nous le posâmes, là, à proximité, juste après avoir regardé la couverture et feuilleté quelques pages. Et puis nous avons laissé passer quelques jours, pour attendre le bon moment, le temps libre nécessaire, l’absence de soucis quotidiens. Comme un vin millésimé exceptionnel, nous avons patienté avant de commencer la lecture. Depuis des années nous savions qu’il allait venir cet album, en devinant même un peu le contenu. À Saint Malo, Tripp nous avait confié après la parution de Le Petit Frère : « Depuis que Petit Frère est sorti j’explique qu’il fait partie d’un ensemble commencé avec Extases. Ce sont les pièces d’un puzzle que je vais poursuivre (…). Extases sur la sexualité, Le Petit Frère, sur le deuil et le prochain, au titre provisoire « Je vous parle d’un temps », va raconter mon enfance dans les années soixante et début soixante dix et de quelle manière, cette époque particulière, ma famille particulière, le lieu où j’ai grandi, m’ont construit. » (voir chronique).
C’était en octobre 2022. Deux ans et demi plus tard, voici non pas « Je vous parle d’un temps » mais Un Père, à nouveau sans article possessif, pour ne pas raconter « son » histoire, mais une histoire à caractère universel, qui débute d’ailleurs par une symbolique freudienne communément admise, celle de « tuer le père ».

C’est bien de cela qu’il s’agit dans ces 350 pages qui émeuvent, font rire, pleurer, et disent que chaque vie unique mérite d’être vécue, mais aussi racontée. Celle de Jean-Louis Tripier-Mondancin, ressemble en effet à beaucoup d’autres. Fils aîné de deux parents instituteurs, habitant le Sud-Ouest, terre de rugby, il va vivre jusqu’à son adolescence dans une famille où le couple s’affronte fréquemment. La mère sera absente des premières années, cantonnée, comme elle le confie des décennies plus tard, à son rôle d’institutrice chargée de la tenue du ménage. Les moments d’intimité, sont ceux partagés avec le père. Avec lui, Jean Louis s’envole souvent. Il quitte les bras pour aller là haut vers les rêves, vers les ciels et soleil frémissants de Van Gogh. Les pages de Tripp frémissent elles aussi de bonheur, de complicité. Le père est un communiste convaincu qui emmènera sa famille au delà du rideau de fer dans des moments mémorables de cécité, de surdité mais aussi de comique involontaire. Cinq ans, jusqu’à la naissance du premier frère et l’intimité qui se fissure. La suite sera plus compliquée.
Comme dans Extases ou Le Petit Frère, la tonalité générale des dessins faits à l’iPad, est monochrome, couleur du souvenir, du passé, de la nostalgie. Aussi lorsque les couleurs apparaissent, elles revêtent une signification profonde, attirent l’attention. C’est le rouge de la colère et de la violence du couple, c’est l’humour et le caractère « historique » des tenues estivales du père en maillot de corps résille, et en caleçon de bain indéfinissable. Ce sont les papillons qui assurent la transition avec l’album précédent. Le récit alterne ainsi sans cesse entre émotion et humour. La force de Tripp est là, dans la manière de raconter et de dessiner les sentiments sans jamais toucher au pathos ce mot qu’il avait affiché en grand sur un Post It pour s’en défaire. Il peut être réjoui, l’emphase redoutée est totalement absente des pages et il trouve le ton et les dessins justes pour dire la souffrance d’un enfant face au combat que se livrent une mère et un père qui se déchirent. L’absence de la maison des deux parents dans la nuit fait l’objet d’une séquence inoubliable.

Tripp nous touche car il nous rappelle des propres moments de nos existences: le sapin de Noël, le premier vélo à vitesses, l’envie de quitter le giron familial. C’est ainsi une époque qui est retranscrite: celle des 4 CV, des vacances en caravane, des appareils électro ménagers qui vont « libérer la femme ». L’ère du progrès et des Trente Glorieuses. Et puis il vient un temps des bilans familiaux, quand se disent, se découvrent de petits ou de grand secrets, qui ont permis à la fratrie de continuer à vivre. C’est le moment où la vieillesse puis la mort obligent à se confier parce que finalement, notre père et notre mère nous sont indispensables. Mais mortels aussi. On apprend alors, mais l’apprend on vraiment, que le métier de parents est le métier le plus difficile du monde. « Chacune et chacun fait comme il peut », disent couramment les psychologues. Francis et Monique ont fait eux aussi comme ils ont pu et Tripp leur envoie au delà des pages, et de la mort, un magnifique message d’amour. Il leur dit que malgré leurs manquements, ils ont fait de lui, tant bien que mal (et plutôt bien que mal), un Homme.
Voilà, nous avons reposé le livre. Nous avons osé le lire en pensant finalement que la crainte la plus forte était celle de ne pas trouver les mots, les images suffisantes pour dire combien avec ce quatrième tome autobiographique Tripp continuait à construire son grand oeuvre. Il ne reste plus qu’à attendre la suite. Et à avoir peur encore de la découvrir. Et d’être à nouveau ému comme jamais.


Un Père de Jean-Louis Tripp. Éditions Casterman. 360 pages. 28€. Parution : 14 mai 2025. Feuilleter
