L’abolition de l’esclavage, à la Réunion comme ailleurs, s’est inscrite dans la loi, mais beaucoup plus lentement dans les esprits. Avec cette BD instructive et documentée, Appollo et Tehem nous racontent les difficultés d’un changement de mentalité dans Vingt décembre, chroniques de l’abolition aux éditions Dargaud.
Vingt décembre, un titre énigmatique qui dit tout du sujet de cette bande dessinée éducative et ludique à la fois. Ce vingt décembre, c’est celui de l’an 1848 qui voit s’appliquer à l’île Bourbon, l’île de la Réunion aujourd’hui, le décret de la République du 27 avril de la même année qui déclare que « l’esclavage sera entièrement aboli dans toutes les colonies et possessions françaises ». Ici comme ailleurs, c’est un tremblement de terre qui remet en cause les fondements d’une société bâtie sur la hiérarchisation des couleurs de peau : blanc, marron, noir. Comme un dégradé de la condition humaine dont l’écrivaine américaine Toni Morrison disait qu’il avait été inventé par les patrons blancs pour créer la division des ouvriers et permettre ainsi de les payer moins. C’est bien cette société morcelée, divisée que racontent les premières pages lapidaires mais fortes de l’album qui, en quelques cases, démontrent le peu de valeur de la vie d’un esclave.
Diviser pour mieux régner, ce précepte s’applique notamment à un jeune noir, Edmond, jugé brillant par son propriétaire blanc, une qualité a priori incompatible avec sa couleur de peau. Il a à son actif la découverte d’un procédé qui risque de bouleverser toute l’économie de l’île : l’invention du processus de fécondation de la vanille. Cette invention d’un enfant noir esclave, susceptible d’enrichir un blanc, pourrait être les prémices d’une remise en cause apparente d’un ordre social en place. Pourtant se considérant comme privilégié, par l’attention que lui porte son maître, Edmond n’a pas véritablement conscience de la situation insupportable de ses pareils et se pense benoîtement supérieur à eux. Sa condition d’esclave « privilégié » lui convient. Le parcours de ce jeune adolescent qui va grandir et devenir le fil rouge de cette histoire, a le mérite d’éclairer la complexité de situations multiples, presque aussi nombreuses que les 60 000 esclaves qui vont trouver la liberté. Les mentalités, qui ne sauraient se résumer au rapport « maîtres et esclaves », sont détaillées grâce à de nombreux personnages, inventés ou réels, dont les attitudes révèlent les espérances et les déceptions suscitées par un jour majeur. Si ce dernier modifie un statut juridique ne modifie pas aussitôt la vie quotidienne et les rapports entre les habitants. On ne passe pas en un jour de « bien meuble » à citoyen de la République.
Personnage secondaire, Asoline, une belle esclave malaise reste ainsi lucide et insoumise. Héry, un marron né de parents fugitifs et rebelles, décide de poursuivre le combat vers plus d’égalité. Grand-Patte, « petit blanc », se croyant toujours supérieur à la majorité, va rester dans sa condition misérable, Edmond lui même, qui finit par déclarer à son ancien maître, « Vous n’avez rien fait pour moi… Vous ne m’avez pas appris à lire et à écrire, vous ne m’avez pas affranchi », va devenir le symbole d’une prise de conscience progressive.
En marge de cette Histoire, la journée du 20 décembre est aussi l’occasion de raconter la naissance d’un nouveau moyen d’expression que deux artistes présents, Roussin et Potémont vont expérimenter: « la littérature en estampes (…). Une suite de petits dessins légendés qui construisent un récit, comme un roman, mais illustré » ! Beaucoup de chemin parcouru depuis ces débuts de la bande dessinée, une évolution que symbolise parfaitement le dessin léger de Tehem qui ne rajoute pas, par son trait, de la violence à la violence. L’utilisation de couleurs douces et de pages à tonalités dominantes variées, restitue parfaitement la beauté d’une île, décor d’une rage physique et psychologique dans les rapports sociaux. Il laisse au lecteur le soin d’ajouter ses propres sentiments et jugements personnels. Appollo, d’origine tunisienne, vit depuis son enfance à la Réunion et on devine à travers le récit sensible, la perception personnelle de cette page d’Histoire, que complète très utilement un dossier historique en fin d’ouvrage.
Ni tract, ni pamphlet, Vingt Décembre nous donne à réfléchir sur le racisme qui avilit une partie des Hommes, pour des raisons essentiellement économiques. Il démontre aussi qu’un statut juridique ne modifie pas totalement les mentalités.