Voleur de feu ou « l’homme aux semelles de vent ». C’est bien de Arthur Rimbaud qu’il s’agit avec ce premier opus consacré à l’enfant des Ardennes. Un album subtil et beau comme un poème, écrit de la plume et esquissé du crayon de Damien Cuvillier, publié aux éditions Futuropolis.
« Raconter une enfance dénuée totalement d’amour parental ». Ce pourrait être un bon sujet de rédaction, un sujet qu’aurait donné un professeur de Charleville Mézières, appelons le Georges Izambard, à ses élèves. Nul doute qu’une copie sortirait du lot, comme d’habitude d’ailleurs. Ce serait celle d’un jeune homme brillant, répondant au nom d’Arthur Rimbaud. Il sait ce dont il s’agit, l’adolescent : manque d’amour d’un père militaire absent et d’une mère bigote, rigide. Ce pourrait être aussi le thème principal de ce bel album de Damien Cuvillier consacré aux vingt premières années de l’auteur du Bateau Ivre, tant cette absence d’amour traverse la BD. Silences, mépris, solitude, l’auteur décrit prodigieusement cette vision d’un foyer familial réduit à des considérations économiques et religieuses. Tout est lourd, sombre et les visages enfantins des deux frères portent à la fois les marques de la tristesse mais aussi parfois de la terreur. « Tenez vous bien c’est tout ce que je vous demande », déclare Vitalie à ces deux garçons avant d’ajouter quelques pages plus loin : « Tenez vous tranquilles. C’est tout ce que je vous demande ». Se tenir, devant la Croix du Christ, devant la bourgeoisie carolomacérienne. Se tenir.
Les convenances, le petit Arthur va rapidement les ignorer, quand les mots lui permettront d’exprimer le ressenti au contact de la nature, de dire le reflet de la lune dans une flaque d’eau, ou la frondaison des arbres dans le rectangle obscurci de la fenêtre de sa chambre. Alors que son frère Frédéric, s’accommode plus facilement de son milieu, Arthur, élève brillant, va basculer dans un autre monde, celui où le soleil devient « le foyer de tendresse et de vie » et la nature ce lieu où « je déjeune toujours d’air, de roc, de charbons, de fer ».
Damien Cuvillier n’est pas le premier à s’attaquer à la vie du poète. Rimbaud l’Indésirable (éditions Casterman) de Xavier Coste racontait la relation amoureuse avec Verlaine, puis l’épisode africain de la fin de vie du poète. Cuvillier a la légitime, mais redoutable, ambition de couvrir la totalité des trente sept années de son existence. Pour ce premier opus, d’une série qui devrait en compter cinq, et « qui n’est pas une biographie », il choisit et interprète à sa manière des faits marquants de la petite enfance sombre, à l’adolescence émancipatrice. Il faudra attendre la fin de l’ouvrage pour qu’apparaissent les premiers sourires sur le visage du jeune Arthur, dès qu’il cherche à s’extraire du travail de la terre, de la messe dominicale, de l’étouffoir que constitue le monde petit bourgeois de Charleville, auquel Vitalie rêve d’appartenir.
Les champs l’appellent mais pas ceux de la moisson, du travail sensuel des hommes torse nu, plutôt les près ombragés, où l’on s’enfonce dans l’herbe, la main sur la douce peau de la poitrine, en communion avec le soleil qui tombe doucement sur le corps. Les pages du début d’ouvrage s’éclaircissent alors, la palette prend les couleurs de la joie, de l’extase, du bien être. Arthur bascule dans un monde autre, qu’il est le seul à percevoir où vont s’ajouter des considérations sociales et politiques que des conversations au bistrot vont faire émerger et annoncer l’avenir parisien du jeune poète. Le dessin et les aquarelles de Damien Cuvillier traduisent parfaitement l’état d’esprit changeant du jeune, des mains serrées de violence contenue à l’extase de la lecture de Salammbo.
Découverte de la littérature et des mots, perception de la beauté de la nature, éveil des sens, conscience politique, en touches subtiles, Damien Cuvillier pose les bases du futur d’Arthur Rimbaud qui n’a plus qu’un rêve: partir pour Paris, retrouver les poètes novateurs du Parnasse et faire la révolution sociale et poétique. Tous est prêt pour ce départ et le prochain album qui couvrira la période de la Commune quand Rimbaud « envisage la poésie comme acte révolutionnaire ». Un album déjà attendu avec impatience.