Destin d’une journaliste au Népal, Entretien avec Bernadette Pécassou

Le Népal est à la fois source d’harmonie et d’antagonisme. Dans son nouveau roman, Bernadette Pécassou évoque la véritable histoire d’une jeune journaliste massacrée lors d’un assassinat rituel après avoir signé un article sur le droit à l’héritage des terres pour les femmes. Inspiré de faits réels, Sous le toit du monde est aussi un émouvant témoignage sur l’un des pays les plus secrets de la planète.

Jérôme Enez-Vriad : Le point de départ de votre roman est l’assassinat par son propre fils du roi Birendra du Népal, le 1er juin  2001. Pourquoi avoir attendu aussi longtemps pour traiter le sujet ?

Bernadette Pécassou
Bernadette Pécassou

Bernadette Pécassou : La littérature n’est pas l’actualité. Elle peut l’être, Truman Capote en est le talentueux exemple, mais mon propos est ailleurs. Il y en a qui ont le génie de ne pas travailler, ça vient tout seul, pas moi, je suis une femme de la terre et, au-delà du travail, c’est aussi un besoin de me sentir vivre à travers cet effort-là. Mon projet s’est inscrit dans le temps parce qu’il n’était pas concevable de raconter une histoire d’amour népalaise comme une bluette occidentale. J’avais besoin de matière et son accumulation a pris toutes ces années.

Bien que les régicides soient rares – le précédent était celui du roi Fayçal d’Arabie Saoudite par son neveu en 1975 -, l’événement est passé quasi inaperçu en France.

Oui. J’en explique en partie les raisons dans le livre. J’ai été journaliste et je sais que mes confrères n’avaient, tout au moins pour certains, pas le recul nécessaire afin d’analyser la situation en temps réel. Que sait-on du Népal, vague nébuleuse himalayenne où rien n’est accessible ? Et parce que l’actualité sert aussi à vendre de la publicité, dès le lendemain on passe à autre chose.

En toile de ces événements, le roman évoque l’histoire d’une jeune femme journaliste, Ashmi, dont vous faites l’héroïne d’une révolution sociale et culturelle qui lui coutera la vie par un assassinat rituel.

Ashmi (de son vrai nom Uma Singh) est le déclencheur du livre. Son assassinat n’a pas davantage fait les unes occidentales, mais, cette fois, l’explication est médiatique. L’exécution a eu lieu en pleine relance de l’affaire Anna Politkovskaïa. Une petite journaliste népalaise poignardée avec un khukuri (poignard traditionnel) n’a effectivement pas fait le poids face aux soubresauts d’une affaire très médiatique.

Vous dites que son histoire ressemble à celle de beaucoup de jeunes népalaises qui, aujourd’hui encore, lorsqu’elles descendent des hauteurs pour travailler à Katmandou, passent du moyen-âge au XXIe siècle.

Il faut imaginer qu’au Népal on parle encore 53 langues différentes dans les campagnes et qu’un paysan de l’Est du pays ne comprend pas nécessairement celui de l’Ouest.

Le passage de la montagne à la ville, du soleil à l’électricité, du sari au jean…, n’est-il pas le véritable sujet du livre.

Le Swayambhunath à Katmandou
Le Swayambhunath à Katmandou

Tout à fait. La France a mis un siècle à s’adapter au monde moderne. Les Népalais des montagnes qui descendent à Katmandou vivent ce changement sans sas de décompression. Imaginez un mineur de la fin de XIXe téléporté à Paris aujourd’hui. C’est de cet ordre-là. Les rares Népalais qui viennent en Europe sont des privilégiés sociaux et intellectuels. Tous sont néanmoins émerveillés par deux choses : que l’on puisse rouler en sous-sol (métros et trains), car ils n’ont pas les machines pour extraire la terre que d’ordinaire ils gravissent en altitude. Leur second émerveillement s’attache à nos autoroutes qui, vues d’avion, sont d’une propreté rutilante. Les nouveaux matériaux ont fait du Népal un pays sale depuis que les Chinois y exportent des biens de consommation sous emballage plastique. Avant, le papier s’autodégradait. Il existe aujourd’hui d’immenses décharges à ciel ouvert où s’entassent les déchets que le monde moderne a appris à gérer au fil du temps. Pas eux, qui passent du bois à la chimie en un claquement de doigts.

Comment la construction du livre a-t-elle pris forme entre Katmandou et Paris ?

Je travaille comme la journaliste de terrain que j’ai été pendant vingt ans. J’ai pris beaucoup de notes sur place, énormément de photos, un guide m’a accompagné et j’ai discuté avec la population. Chaque personnage est réel en ce sens qu’il m’a été inspiré par une rencontre. Ensuite, j’appréhende l’histoire culturelle et politique du pays jusqu’à la fluidité. C’est un besoin. Même si l’ensemble des informations ne m’est pas utile, il sert à maintenir un terreau indispensable à l’écriture.

Cette révolution a-t-elle été une bonne chose pour le Népal ?

L’abolition de la monarchie à la suite de l’’assassinat du roi, de la reine et de leurs enfants, n’a grandi personne. En revanche, la fin du monopole des classes oppressantes a été salvatrice pour le peuple. Aujourd’hui, le Népal entre dans le monde, et c’est une bonne chose.

Plutôt que faire dans la tragédie shakespearienne, n’y avait-il pas moyen d’engager une période transitoire afin que soit voté une monarchie constitutionnelle comme c’est le cas au Bhoutan ?

Bien que voisins, les deux pays sont de culture différente. Le Népal s’est ouvert en 1952 alors que le Bhoutan est encore refermé sur lui-même. Posez la question autour de vous, demandez quelle est sa capitale, personne ne le saura. Le tourisme n’y est pas indispensable contrairement au Népal qui en vit. Il fallait initier un changement rapide et spectaculaire qui ne remette pas en cause la confiance des Occidentaux. La mise en place d’un processus d’évolution démocratique aurait pris trop de temps, et la stabilité des institutions en aurait souffert au détriment des devises engrangées par le tourisme d’altitude : alpinisme, trekking…, indispensable à la survie du pays.

SAS n° 145 - Le roi fou du Népal
SAS n° 145 – Le roi fou du Népal

Votre livre est le seul avec le n°145 de SAS – Le roi fou du Népal, à traiter de cette affaire.

Oui. Gérard de Villiers était connu pour beaucoup travailler et le sujet imposait un minimum de recherches. Peut-être personne d’autre n’a-t-il souhaité faire cette investigation…

Selon Villiers, l’assassinat de la famille royale serait un complot ourdi par les USA, afin de réduire les influences maoïstes dans une zone qui est l’unique poste d’observation du Tibet par les Occidentaux à moins de deux heures de Lhassa ?

Je partage son point de vue. C’est aussi une question d’eau. La principale source d’électricité exploitable dans l’Himalaya est la force hydraulique. Construire des barrages reviendrait à bloquer en altitude une partie de l’eau qui alimente les fleuves asiatiques, et à assoiffer plus d’un milliard de personnes. À cet égard, les Américains ont de gros intérêts au Népal.

Mais sans électricité à grande échelle, le Népal restera un petit pays éloigné de toute ambition internationale.

Raison pour laquelle les Américains sont là, de la même manière que les Chinois sont au Tibet. Ils trouveront un moyen de produire l’électricité nécessaire à l’extraction des minéraux qui les intéressent.

Vous écrivez : « On se fréquente quand on est de la même caste. La différence, c’est qu’en France on fait semblant de croire que depuis la Révolution il n’y a plus de barrière de classes, alors qu’ici on le revendique clairement. » Et plus loin, vous positionnez malgré tout le sentiment amoureux au-dessus des castes : « Les femmes ont toutes le même rêve, comme nous les hommes. Elles veulent aimer. » L’amour se vit-il différemment au Népal qu’en occident ?

Népal, Art et civilisation des Ranas (éditions Georges Naef)
Népal, Art et civilisation des Ranas (éditions Georges Naef)

La passion telle que nous la concevons n’existe pas, tout au moins sa résonnance n’a pas les mêmes implications. Contrairement à nous, le Népalais ne recherche pas le bonheur, mais se pose la question de savoir s’il est heureux. Et s’il n’est pas malheureux, c’est qu’il est heureux. Là encore, on ne tend pas vers l’impossible, mais vers l’acceptation du possible.

Il est aussi question d’un livre dans votre roman. L’ouvrage devient presque un gage moral tout au long de l’histoire. Pouvez-vous nous parler du « personnage » essentiel que vous en faites ?

Les démocraties européennes ont plusieurs siècles mais la mémoire courte, au point d’avoir oublié que les monarques ne tiennent jamais porte ouverte. Visite-t-on les résidences de la famille royale d’Angleterre ? Il en est de même au Népal où les palais appartiennent encore aux héritiers de sang. Tous les musés de Katmandou sont une sympathique mise en scène pour ne pas afficher le luxe dans lequel vivent les castes dirigeantes. Népal, Art et civilisation des Ranas (éditions Georges Naef) est le seul livre qui permette une visite, fût-elle virtuelle, des grandes résidences de famille.

Vous êtes romancière et réalisatrice, mettrez-vous un jour en image vos romans ?

J’aimerais tant ! L’Impératrice des roses, La passagère du France ou Sous le toit du monde, s’y prêteraient merveilleusement.

Si vous aviez le dernier mot, Bernadette Pécassou…

J’aime le travail, c’est ma liberté. 

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"Sous le toit du monde" de Bernadette Pécassou aux éditions Flammarion

Sous le toit du monde de Bernadette Pécassou aux éditions Flammarion
307 pages – 20 €

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Jérôme Enez-Vriad
Jérôme Enez-Vriad est blogueur, chroniqueur et romancier. Son dernier roman paru est Shuffle aux Editions Dialogues.

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