Dans une déclaration retentissante accordée hier au Financial Times, Bill Gates a accusé Elon Musk d’être responsable de la mort d’enfants pauvres dans le monde, après que ce dernier a supervisé la fermeture de l’agence américaine d’aide internationale, l’USAID. Ce virulent reproche intervient alors que Gates, 69 ans, annonce qu’il cédera l’intégralité de sa fortune à la fondation Gates, qui cessera ses activités en 2045, après 50 ans d’existence.
La fin de l’USAID : une fracture humanitaire mondiale
Depuis l’arrivée d’Elon Musk à la tête du Department of Government Efficiency (DOGE) — un organe créé pour réduire le gaspillage budgétaire — l’aide humanitaire américaine a été drastiquement réduite. En février dernier, DOGE a ordonné la fermeture pure et simple de l’USAID, mettant fin à des décennies de financement de programmes de santé, d’éducation et de développement dans les pays les plus vulnérables.
Pour Gates, cette décision ne relève pas d’une simple rationalisation administrative. Elle est, selon ses mots, un « crime moral ». « L’image de l’homme le plus riche du monde causant la mort des enfants les plus pauvres n’a rien de reluisant », a-t-il déclaré au Financial Times, ajoutant : « J’aimerais qu’il aille à la rencontre des enfants aujourd’hui infectés par le VIH parce qu’il a coupé ces financements. »
Une riposte idéologique : Musk, Trump et l’anti-aide internationale
Du côté de Musk, la réponse est indirecte mais ferme. Le porte-parole de DOGE, Harrison Fields, a affirmé dans un communiqué que « Elon Musk est un patriote qui œuvre à concrétiser la mission du président Trump : éliminer le gaspillage, la fraude et les abus. » Le discours officiel souligne que Musk consacre son énergie à « défendre les contribuables américains » et à « responsabiliser Washington ».
Cependant, les conséquences humanitaires de cette politique sont réelles. Des programmes de vaccination contre la polio ont été suspendus au Nigéria et au Pakistan. Les traitements antirétroviraux distribués par l’USAID à des milliers de patients en Afrique subsaharienne ne sont plus assurés. Des ONG alertent déjà sur une hausse des infections et une mortalité infantile en progression.
Gates : la fortune pour les vivants, pas pour les héritiers
Dans ce contexte tendu, Gates a aussi fait une annonce majeure : il donnera la totalité de sa fortune — estimée à plus de 110 milliards de dollars — à la Bill & Melinda Gates Foundation d’ici vingt ans. Ce legs précède une décision tout aussi symbolique : la fondation cessera toutes ses activités le 31 décembre 2045, à l’occasion de son cinquantième anniversaire.
Dans un billet de blog publié simultanément sur le site de la fondation, Gates précise sa vision : « Nous avons voulu créer un modèle de philanthropie active, audacieuse, mais non éternelle. Il faut agir tant que les besoins sont là, pas construire des monuments à notre gloire. »
Une fracture de modèle entre philanthropie et techno-gouvernance
Au-delà des personnalités, c’est une vision du monde qui s’affronte. D’un côté, celle d’un capitalisme philanthropique à l’américaine, où la richesse privée devient levier d’action humanitaire. De l’autre, une logique techno-libertarienne incarnée par Musk, dans laquelle l’intervention de l’État à l’international est vue comme une charge inutile et idéologiquement contestable.
Le choc entre les deux hommes n’est pas nouveau — ils s’étaient déjà opposés sur la pandémie, l’IA ou le nucléaire — mais il atteint ici une intensité inédite. L’un veut sauver des vies avec sa fortune, l’autre affirme rationaliser la machine fédérale. Entre vision morale et efficacité budgétaire, ce duel est aussi un miroir tendu aux fractures de notre époque.
Cela étant, entre la philanthro-capitalisme à la Gates (fortement vertical, privé, incarné par des fondations dotées de centaines de milliards de dollars) et la techno-gouvernance libertarienne à la Musk (réduction des institutions publiques, gestion algorithmique et entrepreneuriale de l’État), une troisième voie semble peu à peu émerger aux États-Unis — plus démocratique, horizontale, enracinée localement — que l’on peut appeler « solidarité civique mutualiste ». En voici les contours.
1. La mutualisation communautaire : le modèle coopératif renforcé
Ce modèle s’inspire des réseaux de coopératives, mutuelles, et associations de quartier, mais boosté par les outils numériques sans se soumettre à la logique des Big Tech.
- Exemples : les Community Land Trusts (CLT) pour le logement abordable, les coopératives de santé (ex. Red Health en Californie), ou les fonds d’investissement citoyens pour l’agriculture durable.
- Atouts : réinjection des décisions dans des cercles de proximité, autonomie locale, refus de la dépendance à des élites financières ou technologiques.
2. Un revenu de base localisé, financé par des taxes environnementales ou transactionnelles
Sans attendre l’État fédéral, des villes ou comtés pourraient expérimenter des formes de revenu de solidarité universelle, financées non par des milliardaires, mais par :
- des taxes sur la spéculation foncière ou immobilière,
- des contributions issues du secteur extractif (climat, data, tourisme),
- ou des formes de redistribution algorithmique gérées localement (données personnelles = valeur commune).
Exemple en cours : le programme pilote Guaranteed Income d’Oakland (Californie), ou celui de Jackson (Mississippi), centré sur les mères noires célibataires.
3. Un écosystème philanthropique horizontal (« open philanthropy »)
Au lieu de grandes fondations centralisées, ce modèle mise sur :
- la donation participative (budget citoyen solidaire),
- les fonds communs à gouvernance partagée, comme le Decolonizing Wealth Project,
- les mécènes modestes en réseau, qui financent des communautés selon des critères d’impact local et de justice sociale.
Ici, la richesse ne donne pas plus de voix, contrairement au modèle Gates, mais alimente un pot commun géré démocratiquement.
4. Une économie sociale technocritique
Contrairement à Musk, cette voie ne rejette pas la technologie, mais en réclame la gouvernance collective :
- logiciels libres dans les hôpitaux communautaires,
- cryptomonnaies locales (ou stablecoins régulés) pour fluidifier les échanges dans les quartiers pauvres,
- plateformes coopératives pour l’accès à la formation, au micro-crédit ou à la santé.
Conclusion : vers une philanthropie civique décentralisée
Ce modèle s’inscrit dans la tradition américaine des « mutual aid societies » du XIXe siècle, mais avec des outils du XXIe : solidarité territoriale, autonomie vis-à-vis des milliardaires, participation citoyenne. Il refuse l’idée que seuls les ultra-riches ou les ingénieurs de la Silicon Valley doivent définir le bien commun. Il s’inspire également de la pensée de John Dewey (démocratie comme expérience), du mouvement Black Panther Party (Free Breakfast Program), ou des réseaux actuels comme Participatory Budgeting Project.
Sources :
- Financial Times – Interview de Bill Gates
« Bill Gates: Why I’m giving away my fortune – and why Elon Musk is killing poor kids »
Publié le 8 mai 2025
https://www.ft.com (contenu payant) - Blog officiel de la Gates Foundation
“A Future Defined by Impact: Why We’ll Wind Down the Foundation by 2045”
Par Bill Gates – 8 mai 2025
https://www.gatesfoundation.org - The New York Times – Coverage of Gates Foundation decision
“Gates to Give Away Remaining Wealth, Close Foundation by 2045”
Par Nicholas Kristof – 8 mai 2025
https://www.nytimes.com
Réactions officielles :
- Déclaration du DOGE (Department of Government Efficiency)
Transmise via un communiqué par Harrison Fields, porte-parole de DOGE
Reprise dans Politico :
“Musk’s DOGE Defends Foreign Aid Cuts After Gates Criticism”
https://www.politico.com - Communiqué de Tesla sur la réorganisation de Musk
Rapport trimestriel – avril 2025
https://ir.tesla.com
Contexte sur l’aide internationale supprimée :
- USAID Shutdown Report – Brookings Institution
“The End of USAID: Consequences and Global Impact”
Avril 2025
https://www.brookings.edu - WHO Alert on Disease Resurgence
“Warning on Global Polio and HIV Setbacks After U.S. Aid Cuts”
Rapport de l’OMS – mars 2025
https://www.who.int