Il fallait bien les larges dimensions d’un Cahier de L’Herne pour, 11 ans après son décès, tenter de délimiter les frontières de la pensée et de l’action critiques de Maurice Blanchot. Pensée et action, dont l’influence passée qui fut toujours souterraine et presque clandestine, sont brillamment et subtilement mis en exergue dans ce roboratif Cahier. Son grand mérite tient également dans un pincement du cœur tant est mis en évidence tout ce que notre présent gagnerait à se pencher avec une cordiale intelligence sur le parcours et l’œuvre de Maurice Blanchot.
Le monde est mystère, les choses évidentes sont mystère, les pierres et les végétaux. Mais dans les livres peut-être y a-t-il une explication, une clef. (Henri Michaux, Le portrait de A.)
De son maurassisme de jeunesse, Blanchot n’aura eu de cesse de s’écarter politiquement. Moins par un besoin d’absolution que par l’exercice impérieux d’une pensée en perpétuelle « mise en demeure » :
Ainsi la philosophie commence là où le philosophe se philosophe lui-même, c’est-à-dire à la fois se consume, se détermine et se satisfait. (Novalis)
La guerre puis l’occupation firent figure, bien sûr, de pierre d’achoppement. Révélation en creux de la portée métaphysique et existentielle du refus. Maurice Blanchot, quelques années avant le conflit, en appelait avec ses amis de la Jeune Droite à une révolution qui soit, avant tout, de l’homme, de la personne singulière en communion avec le pluriel collectif. Ainsi ne put-il se reconnaître dans la révolution nationale vichyste. Tout comme, des années plus tard, il ne put envisager de cautionner le gaullisme devenu un système paternaliste autoritaire. C’est ainsi qu’il n’aura de cesse de questionner le rapport entre littérature et révolution après « l’événement 68 ».
Parfait terroriste qui voue l’écriture littéraire et critique à un perpétuel travail d’autocontestation, Blanchot est également un parfait rhétoricien, partisan d’une écriture infiniment concertée, aussi consciente que possible de ses moyens. En d’autres termes, il est Terroriste car il croit en un secret enclos en l’œuvre et Réthoricien, car il sait que ce secret ne transcende pas le jeu des signes. (p.251)
Terroriste aussi au regard de l’État. Puisque Blanchot fut bel et bien convoqué par le juge Pérez après la parution de la Déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie, plus connu sous le titre « Manifeste des 121 ». Ce Cahier de L’Herne peut d’ailleurs valoir par le seul fait qu’il contient le fac-similé de l’interrogatoire de Maurice Blanchot. La pertinence et la profondeur de ses propos dans ce rapport policier ne pâlissent pas le moins du monde face à ses textes les plus élevés.
Néanmoins, tout ceci vaut par et dans l’écriture, dans ce rapport au monde mystérieux et en continuel mouvement de « l’homme qui écrit », selon la belle expression de Georges Haldas. Autre point d’orgue d’ailleurs, dans ce dossier foisonnant, les pages consacrées aux rapports amicaux et intellectuels entre Maurice Blanchot et Georges Bataille. La notion de littérature comme expérience intérieure (« traversée, épreuve, péril » p. 121) éclaire sans l’épuiser mais de manière essentielle l’œuvre vitale de Blanchot.
L’addition, l’accumulation de chacune des contributions permettent au lecteur, paradoxalement, de parvenir au décodage éclairant d’une œuvre foisonnante et complexe, de pénétrer toutes les couches dermiques d’une œuvre incarnée. D’un travail vivant qui, par-delà la mort, continue de se vivifier de sa profondeur inspirée. Les extraits de la correspondance de Blanchot permettent de saisir l’absence totale de feinte et de faux-semblant, l’inexistence d’une séparation entre vie et œuvre. Au cœur de l’ensemble, une pensée où l’activité est autant critique, politique, métaphysique et poétique. Plus essentielle que la respiration ou les battements du cœur.
Sans pensée, la vie est une mort, une somnolence cadavérique. Mais surtout une exigence se dévoile derrière cette certitude, la pensée vivante ne doit jamais cesser d’être questionnée, perpétuellement retournée, interrogée sur elle-même. La vie parcellaire n’est pas la vie, la pensée comme la vie n’est jamais un terrain conquis. Car, pour le dire avec saint Silouane l’athonite en une phrase que Blanchot, grand lecteur de Levinas, aurait pu faire sienne : « Ma vie, c’est l’autre. »