Cendres des hommes et des bulletins paraît aux éditions le Tripode le 8 septembre. Pierre Senges à l’écriture, Serge Aquindo au dessin ! Cette variation sublime sur un tableau de Bruegel est un événement pour cette rentrée littéraire 2016. À ne pas manquer.
Tripode, nom masculin : support à trois pieds. Les éditions du même nom ont réalisé, avec Cendres des hommes et des bulletins, le pari d’une œuvre à six mains. Car si les dessins de Sergio Aquindo accompagnent les mots de Pierre Senges, le travail de l’éditeur constitue un pilier de cette réussite littéraire et artistique. À l’instar des éditions Monsieur Toussaint Louverture ou Cent Pages, le Tripode s’applique à faire d’un livre un bel objet. Au regard des enjeux du numérique et de la multiplication croissante des publications, cette pratique s’avère salutaire.
Roman illustré ? Livre d’art ? Livre d’artiste ? Cendres des hommes et des bulletins se contente d’être un objet unique. Cette somptueuse édition de 300 pages, mise en page dans une police de caractère originale – l’Alcalà – présente des rabats qui informent le lecteur de la nature du projet :
En 2010, l’artiste Sergio Aquindo invite l’écrivain Pierre Senges au Musée du Louvre pour lui faire observer un tableau de Bruegel, qui demeure un mystère pour les historiens de l’art. Des mendiants à l’allure désastreuse, portant des queues de renard et d’étranges couvre-chefs. D’où viennent ces gens ? Que font-ils là ? Sergio Aquindo et Pierre Senges ont essayé de comprendre
Le tout assorti de ladite peinture, Les Mendiants de Bruegel.
À lire et regarder le livre, on pourrait dire que les dessins alternent avec les chapitres. Or, la séparation n’est pas prononcée entre les deux. Aquindo et Senges poursuivent, quoique sur une médiation différente, la même visée, et la même esthétique. Est-il vraiment question de ce tableau mystérieux ? Oui et non. La toile de Bruegel sert plutôt de prétexte à un tissu fourmillant de recherches formelles et de trouvailles stylistiques. Les auteurs montrent au lecteur le verso du tableau, mais aussi le contexte, la lettre et l’esprit d’une époque, peu ou prou celle du Moyen-Âge.
Erreur dans un bulletin de vote : un idiot est élu pape à la place du favori, qui se proclame alors antipape et parcoure l’Europe rechercher des alliés. De là se tisse une histoire parallèle et hautement parodique du Moyen-Âge, marquée par l’inversion et le baroque de la Fête des Fous, quand, écrit Pierre Senges, « l’agneau tond le berger, le pêcheur confesse le prêtre, le vice vient au secours de la vertu, l’ivrogne prend soin du buveur d’eau » (p. 302).
À ce qu’en disent les livres d’histoire, ce n’est pas l’unique exemple d’injustice à cause d’une seule lettre de l’alphabet : on a connu des schismes pour moins que ça, des guerres civiles, des hommes persécutés, la gratuité de leur persécution, des plaines sanglantes, aucun pardon nulle part, aucun sentiment de culpabilité, y compris chez le secrétaire responsable de la faute de frappe, qui aurait pu au moins venir sur les charniers, y semer quelques fleurs. (p. 35).
Les dessins de Sergio Aquindo tournent littéralement autour de la peinture de Bruegel. L’auteur et dessinateur discriminent les personnages, les décontextualisent, les situent sur un autre plan et selon d’autres techniques picturales. Il éprouve le détail avec obsession. Ce déploiement, origamique dans le procédé, œuvre à saisir l’essence de la toile en lui accordant des possibles. On va le voir, Aquindo partage ici avec Senges cette recherche formelle délirante, moins savante que réjouissante.
Selon des rituels maintenant bien établis, on a soumis la toile à la lecture des rayons X, mis au point par Röntgen – le plus souvent, c’est un moyen incommode d’atteindre la déception (sous le chef-d’œuvre, un crayonné sans intérêt), parfois a lieu l’épiphanie, l’apparition de quelque chose masqué par autre chose durant des siècles de muséographie, d’empoussiérage, de noir de suie et bien sûr de vernis. Sous une nature morte apparaît une ébauche de Vierge en dormition – à moins que, non, c’est une Vénus, encore mieux, sur le flanc droit, ses yeux nous adressent un salut païen à travers seize siècles de chrétienté, et le dessin de sa poitrine réfute la Vierge Marie (ou bien c’est une Jeune Mariée à l’heure de la sieste). (p. 295).
Pierre Senges a publié, notamment aux éditions Verticales, des textes comme La Réfutation majeure, Fragments de Lichtenberg ou encore Achab (séquelles). Cet écrivain français, né en 1968, détonne dans le paysage littéraire contemporain. Érudite, luxuriante, sa prose assume avec humour le vertige de la langue. Souvent, l’auteur part d’un événement, voire d’un mot, pour en faire, comme on dit, toute une histoire. C’était d’ailleurs le cas de sa variation melvillienne sur le capitaine Achab : que serait-il devenu après son combat avec Moby Dick ? Dans ce nouveau texte, Pierre Senges compose à partir du tableau, mais surtout d’une toile de fond sombre, baroque et moyenâgeuse. Amour des termes alambiqués, intelligence jouissive des mots, fièvre énumérative, listes en pagaille : à chaque ligne, Pierre Senges communique au lecteur le plaisir ouvragé qu’il prend à être auteur.
Rentrée Littéraire 2016 : Cendres des hommes et des bulletins, Sergio Aquindo et Pierre Senges, éditions Le Tripode, 8 septembre 2016, 320 pages, 21 €
Editions Le Tripode
16, rue Charlemagne
75004 PARIS