Avec ce premier album, aux allures de polar noir, Nicolas Dehghani se distingue d’emblée par un dessin original et un solide scénario. Un auteur à suivre incontestablement.
Cela vous conviendrait-il de faire équipe avec un type qui s’appelle Mouilloux? En fait plutôt Pouilloux ? C’est pire encore. Et puis ce type, la cinquantaine passée, vous raconte à longueur de journée ses états d’âme, sans aucun intérêt, ses « beaufitudes » mille fois ressassées. Et en plus il ne ressemble en rien à Clint Eastwood. Il a de l’embonpoint, des lunettes à l’ancienne, derrière lesquelles essaie de se frayer un regard globuleux. Bref c’est un flic qui sent la fin de carrière plus proche d’un personnage de Jim Thompson que de John le Carré.
Il se qualifie lui-même de « vieil empoté ». Si vous ne ne le choisissez pas, Alex, elle, va devoir faire avec : son chef lui impose ce nouvel équipier. De surcroît ce supérieur demande à ce duo boiteux d’élucider des crimes atroces, les meurtres de victimes brûlées à l’acide et retrouvées dans les ruelles sombres de New-York. Mauvais équipier et mauvaise passe pour l’inspectrice, en proie à des doutes métaphysiques, dont les mâles virils de la brigade se gaussent méchamment. Les codes du polar noir sont bien là.
Il va pourtant bien falloir descendre dans les bas-fonds, éplucher les poubelles pour dénicher le sordide, se colleter avec des locaux et des lieux nus, lisses, abstraits qui évoquent une forme d’enfer et de néant. Pas de décorations, mais des fonds blancs ou le grain d’un béton gris pour mieux faire ressortir la peur des personnages. À la manière d’un scénario cinématographique de science-fiction, nous côtoyons une forme de folie et d’angoisse tout au long d’un récit rondement mené qui nous prend par la main et nous amène efficacement à tourner les pages avec une remarquable fluidité. Pourtant, l’essentiel se concentre peu à peu sur les deux enquêteurs qui prennent progressivement de l’épaisseur.
Les névroses d’Alex ressurgissent, mais c’est Pouilloux qui devient l’intérêt premier de l’album, révélant des fractures personnelles inconnues et une profondeur dissimulée derrière une bêtise apparente. Notre regard sur le flic va changer, modifier le sens de notre lecture. Et le duo si mal assorti va lui aussi peu à peu se compléter, s’observer, s’apprécier, se comprendre. Les cheveux d’Alex sont noirs comme le plumage d’un corbeau. L’histoire est noire comme un polar américain des années 50.
Des cases et même une double-page, sont totalement opaques et le contraste règne en maître dans un dessin magistral qui utilise à merveille une gamme limitée de couleurs. Pourtant, presque à l’insu du lecteur, des couleurs dégradées apportent une lumière d’ambiance, frôlant parfois le fantastique auquel fait parfois penser un dessin et des silhouettes énigmatiques. Travaillant exclusivement à l’ordinateur, l’auteur donne toute sa valeur aux tonalités de gris pour juste laisser filtrer les tons orangés omniprésents et le bleu de la chemise de Mouilloux, oh pardon, de Pouilloux.
Pour sa première BD, Nicolas Dehghani réalise un coup de maître. Ancien élève des Gobelins, travaillant essentiellement dans l’animation, il a été repéré par Frédéric Lavabre, fondateur et directeur éditorial des éditions Sarbacane, qui lui propose pour ses trente ans de réaliser un album solo. Deux ans plus tard est éditée cette BD qui réussit le mariage entre un scénario sobre et un dessin remarquable et remarqué. Sarbacane avait offert un magnifique tremplin de début à Lucas Harari pour son premier album L’Aimant. On ne peut que souhaiter le même sort à Nicolas Dehghani et pourquoi pas l’inviter désormais à se lancer dans des histoires plus longues. Avec suite. On en redemande.
Ceux qui brûlent de Nicolas Dehghani. Éditions Sarbacane. 192 pages. Dos toilé. 24,50€. Parution 7 avril 2021.
Nicolas Dehghani est né en 1987 à Rennes. Après une formation en cinéma d’animation à l’école des Gobelins, dont il sort diplômé en 2011, il s’associe avec cinq camarades de classe pour former le collectif CRCR. Ensemble depuis une dizaine d’années, ils réalisent courts-métrages, trailers, clips et publicités, principalement en animation traditionnelle. En parallèle, Nicolas s’ouvre à l’illustration, ce qui lui permet de collaborer avec des magazines en France, comme l’Obs, les Échos, XXI, Usbek et Rica et outre Atlantique, comme le New Yorker, Wired, Variety, Hollywood Reporter… Nicolas Dehghani vit à Paris. Ceux qui brûlent est sa première bande dessinée.