« Il n’y a pas de nom pour cela. Le sentiment est tout. » (Goethe dans le premier Faust)
Voilà quelques semaines, Antoine Mouton donnait lecture à Rennes de son nouvel écrit, Les chevals morts, au café la Quincaillerie générale. Un texte qui mérite une mise en voix. Certes, notre époque aime la discrétion. Et le monde feutré des lettres plus encore se méfie des trop emportés, des exaltés. Pourtant, il se pourrait bien qu’à l’heure des grandes angoisses du papier versus le numérique le livre aurait quelque chose à gagner dans une reprise de l’oralité. Et des textes comme celui-ci contiennent un parler qui force la voix.
Rien que le titre. Les Chevals morts, couché par écrit, hérisse le moins sourcilleux des professionnels de la correction orthographique (et au moment où j’écris, celui, numérique, de mon traitement de texte active avec sa froide fureur son petit liseré rouge). Il faut le dire. Se le dire à voix haute. Se le lire très exactement. Il faut haleter avec la course du texte et le rythme saccadé des mots. Le dire d’une traite avec le souffle coupé de ce cri d’amour à mort à l’amour.
La langue d’Antoine Mouton se révèle alors par delà les choix esthétiques et stylistiques de la présentation. Elle se révèle belle. Elle est éprise, éprise d’une beauté vive et non linéaire, d’une imparfaite perfection. Cette langue est un pas de côté pour éviter les ornières de la facilité, pour dévier des négligences qui font des tas ou des trous pour séparer ceux qui prennent le risque, trop peu pensé, d’être deux.
le seul bonheur c’est l’amour et le reste n’est que suggestions de chevals morts (p.30)
Par un langage différent, par une langue différée, propre, personnelle il faut s’exiler des langues qui nous encerclent. Celles qui nous disent ce que nous devrions être, dire, faire, penser, vivre, comment vivre à deux. Ces langages mornes et stéréotypés qui veulent penser nos désirs et nos amours, voire nous désapproprier de notre pensée et notre vie amoureuse.
et les chevals morts disent
la fusion n’est pas tenable
l’être s’altère au contact de l’autre
vous allez vous étouffer
vous allez disparaître (p.33)
Sans majuscule, sans majesté, au plus proche d’un espace vierge de déploiement poétique, le texte restitue la transmutation de l’expérience personnelle en prose poétique. Une vision personnelle qui en jouant avec déjoue les risques d’envoûtement de la langue. Tout au long de sa (dé)charge, le poète s’ébroue pour chasser les adhérences qui pourrait s’immiscer et faire faille dans « l’être deux ».
les chevals morts sont partout derrière nous sur la lande, les chevals morts essaient de trouver une place entre nous, et s’il n’y en a pas entre nos corps ils en trouvent entre ce qu’on se dit, entre les mots ou même dedans
les chevals morts sont dans les mots un seul suffit nous n’avons pas droit à l’erreur les chevals morts ne nous rattraperont pas les chevals morts ne nous rattraperont pas… (p.50)
C’est exigeant ? C’est déroutant ? C’est en tout cas beau et efficace, je vous l’assure, contre les suggestions de tristesse et la publicité de tous les chevals morts.
Un seul bémol, si les choix de mise en page sont excellents, les illustrations pourront sembler guère à la hauteur du texte. Le texte se suffit très largement ; si illustrations il devait y avoir, l’ensemble aurait gagné à un trait plus assuré, plus serein et plus mature.
Reste qu’il s’agit de la première publication d’une toute nouvelle maison d’édition et que ce coup d’essai est très prometteur.
Antoine Mouton, Les Chevals morts, illustrations de Claire Veritti, Les Effarées, 2013, 50 pages, 10 euros
Les Effarées ont été créées par Louise de Ravinel et Justine Arnal qui toutes deux terminent à rennes un master « métiers du livre et de l’édition ». Elles ont également publiées Souvni d’Ayti, d’Alexia Dickinson, entre carnet de voyage intimiste et essai anthropologique autour de la déforestation en Haïti, un beau livre illustré de photographies.