Documentaire d’Arte à l’appui, voilà un regard croisé sur une mondialisation en marche depuis Pékin jusqu’à Addis-Abeba où les terres sont confisquées au nom du développement et les souverainetés remodelées sous des visages industriels déshumanisés.
« Avant, j’avais peu, mais j’étais libre. Maintenant, j’ai un emploi, mais je n’ai plus de vie. » Cette phrase, prononcée dans Le Plan chinois pour l’Éthiopie (Arte, 2024), résonne comme le point de bascule d’un modèle de développement imposé de l’extérieur. Dans ce documentaire, des paysans de la périphérie d’Addis-Abeba, expropriés pour faire place à un parc industriel financé et conçu par la Chine, témoignent d’une dépossession à la fois économique, territoriale et existentielle. À travers ce récit local se dessine une dynamique globale : celle d’une souveraineté reconfigurée sous la promesse de modernisation.
Depuis deux décennies, l’Éthiopie est devenue un terrain d’expérimentation du rêve chinois d’expansion : un pays enclavé mais stratégique, un État autoritaire mais stable, une économie jeune et affamée de croissance. En 2023, Addis-Abeba et Pékin ont même scellé un « partenariat stratégique à toute épreuve », formule diplomatique rare qui consacre un lien de codépendance : la Chine devient le principal bailleur, constructeur, partenaire militaire et industriel de l’Éthiopie. En retour, l’Éthiopie s’aligne politiquement et structurellement sur les axes de la Belt and Road Initiative. Mais sous le vernis des investissements, que se joue-t-il vraiment ?
Une stratégie chinoise en trois temps : construire, relier, aligner
Pékin ne colonise pas — elle connecte. La ligne ferroviaire électrifiée Addis-Abeba–Djibouti, financée à 70 % par la banque chinoise Exim Bank, et construite par CCECC et CREC, incarne cette vision. Premier chemin de fer transnational électrifié d’Afrique, il ne transporte pas seulement des conteneurs vers le port de Djibouti (où la Chine possède sa première base militaire à l’étranger), il irrigue un imaginaire : celui d’une Afrique intégrée à la Belt and Road Initiative (BRI), plateforme logistique, industrielle, et diplomatique.
Autour de ce corridor ferroviaire, des zones économiques spéciales poussent : Hawassa, Dire Dawa, Dukem. Copiées sur le modèle des parcs industriels du Zhejiang, elles offrent un cadre dérogatoire — bas salaires, fiscalité avantageuse, encadrement syndical minimal. La Chine y installe ses usines textiles, électroniques, agroalimentaires, parfois avec des partenaires turcs ou indiens. La main-d’œuvre est abondante, jeune, peu coûteuse. On y parle l’amharique et le mandarin.
Mais au-delà des murs d’usine, ce sont les terres agricoles qui disparaissent. Le documentaire d’Arte montre comment les paysans sont expropriés, relogés à la périphérie, reconvertis en ouvriers ou chômeurs. Les compensations sont dérisoires. Le lien à la terre, fondement anthropologique autant qu’économique, est brisé au nom d’un futur industriel. David Harvey nommait cela « accumulation par dépossession » : c’est la modernisation sous contrainte, imposée d’en haut, légitimée par les chiffres de la croissance.
Le prix de la modernité : dépossession foncière et fracture sociale
Ce progrès, pourtant, a un coût. Le documentaire d’Arte en révèle la face cachée : les terres ne sont pas vierges, mais agricoles ; les habitants, souvent sans titres fonciers formels, sont expropriés sans recours effectif. Leur monde — fait de saisons, de semailles, de traditions — s’effondre. En retour : une promesse d’emploi en usine, une compensation financière symbolique, un relogement impersonnel.
Cette logique d’accumulation par dépossession, théorisée par David Harvey, rencontre ici une résistance non seulement sociale, mais spirituelle. Car en Éthiopie, la terre n’est pas un simple actif : elle est sacrée. Près de la moitié de la population est chrétienne orthodoxe, dans un pays où l’Église Tewahedo reste puissante, enracinée, et liée historiquement aux terres, aux monastères, aux traditions agricoles.
L’expropriation d’un paysan peut ainsi être perçue non comme un acte administratif, mais comme une profanation. Le sol est parfois vu comme don divin, porteur d’héritages spirituels. Le modèle chinois, profondément matérialiste, profane, et productiviste, peine à intégrer cette dimension. Des tensions apparaissent dans les usines : manque de respect des rythmes liturgiques, absence d’espaces de prière, incompréhensions mutuelles entre ouvriers et encadrants.
Dépendance et géopolitique de la dette
Sur le plan financier, la Chine est aujourd’hui le premier créancier bilatéral de l’Éthiopie : plus de 13,7 milliards de dollars de prêts cumulés depuis 2000, soit plus de 50 % de sa dette extérieure. En 2024, Addis-Abeba entre en phase de restructuration de sa dette, dans un contexte d’insolvabilité partielle. Pékin devient alors juge et partie : à la fois le créancier et le négociateur.
Cette dépendance est renforcée par des expérimentations monétaires : adoption partielle du yuan dans les règlements bilatéraux, tests de paiements transfrontaliers en e-CNY. Loin de se limiter à l’aide, la Chine impose ses propres circuits de paiement, ses normes industrielles, et bientôt peut-être son cadre juridique dans certaines zones franches.
Le soft power chinois, quant à lui, reste limité. En Éthiopie, la forte présence chrétienne orthodoxe bloque les tentatives d’influence culturelle à travers les Instituts Confucius ou les formes d’accompagnement symbolique. Le peuple éthiopien, malgré sa pauvreté, résiste dans ses structures identitaires.
Sécurité, alignement militaire et diplomatie régionale
Depuis 2024, une coopération militaire formelle est en place entre les deux pays. Elle porte sur :
- le transfert de technologies duales (drones, IA, cybersécurité) ;
- la formation d’officiers éthiopiens en Chine ;
- un soutien implicite de Pékin dans la gestion post-Tigré des équilibres ethno-militaires.
Dans un contexte régional tendu — différend sur le barrage de la Renaissance avec l’Égypte, instabilité au Soudan, tensions internes —, la Chine apparaît comme un allié discret mais fiable, là où les Occidentaux se montrent frileux ou moralisateurs.
Pourquoi l’Europe est-elle encore à la traîne ?
L’Europe, et l’Italie en particulier, semble en retrait face à l’expansion chinoise en Éthiopie en raison d’une combinaison de lenteurs institutionnelles, de fragmentation des guichets de financement, d’une aversion structurelle au risque et d’un attachement rigide aux conditionnalités démocratiques et environnementales.
Tandis que la Chine agit vite avec des financements étatiques massifs, des entreprises publiques intégrées, une diplomatie sans exigences politiques, et des infrastructures « clé en main », l’Union européenne impose normes, études d’impact et procédures multilatérales qui ralentissent l’exécution des projets. L’Italie, bien qu’historiquement présente (notamment via Salini/WeBuild sur le barrage de la Renaissance), agit de façon ponctuelle et sans vision industrielle cohérente.
Pékin propose un écosystème complet, y compris logistique, alors que les entreprises européennes – privées, cotées, prudentes – restent frileuses à s’engager dans des pays à faible notation souveraine. Ce retard est accentué par la priorisation interne de la transition verte et de la sécurité migratoire, qui capte l’essentiel des budgets européens.
Pourtant, une marge de manœuvre existe : la Chine ralentit sur certains engagements, et des projets européens émergent (Assela Wind Farm, Global Gateway). Pour regagner du terrain, l’Europe devra simplifier ses canaux d’investissement, mutualiser ses garanties de risque, nouer des partenariats hybrides avec les acteurs chinois, et surtout capitaliser sur son avantage comparatif : sa capacité à intégrer les communautés locales, les réalités religieuses et les tissus sociaux dans des projets de développement plus soutenables et culturellement respectueux.
Quelle souveraineté pour demain ?
L’Éthiopie fait-elle un pari lucide ou une fuite en avant ? Si les parcs industriels montent en gamme, si le tissu productif local est renforcé, si l’endettement est contenu, alors l’Éthiopie pourrait, d’ici 2030, s’élever au rang d’économie intermédiaire. Mais si les élites continuent à brader les terres, à s’enfermer dans un modèle extractif, et à ignorer les ressorts religieux de la société, alors la dépendance se muera en sujétion.
Ce que révèle l’exemple éthiopien, c’est que le développement ne peut être réduit à la courbe du PIB ou au tonnage exporté. Il est culturel, spirituel, territorial. Il suppose un ancrage — ce que l’empire chinois, malgré sa puissance, n’a pas encore compris.
Les chiffres clés de la relation sino-éthiopienne
| Indicateur | Donnée |
|---|---|
| Prêts chinois cumulés (2000–2020) | 13,7 Mds $ |
| Part de la Chine dans la dette extérieure | > 50 % |
| Nombre de zones industrielles à capitaux chinois | 6+ |
| Ligne Addis–Djibouti | 752 km, 4 Mds $ |
| Poids des exportations textiles vers la Chine | +30 % (2023–2025) |
| Part de chrétiens orthodoxes en Éthiopie | Environ 50 % |
