En signant Narcos, la série la plus cokée de l’année, Netflix a aussi signé un de ses plus beaux succès. Mais en revenant sur les origines du narcotrafic colombien, la série a aussi fantasmé de nombreuses réalités. Alors pour faire le point sur le trafic d’hier et d’aujourd’hui, nos partenaires des Décloitrés ont demandé à Vincent Nagot – étudiant de Sc Po Rennes qui revient de Bogotá où il a séjourné plusieurs mois – ses impressions sur la série.
Elle est le symbole d’une mondialisation qui ne dit pas son nom. Et pourtant on l’associe sans peine à de nombreuses régions du globe : le Mexique, le Japon, le sud de l’Italie. Partout où les mafias et les cartels s’installent, elle les suit. Et dans ce trafic à échelle planétaire, il est un nom qui a fini tristement par en devenir l’incarnation : Colombie. Peut-être, car c’est là qu’elle a suscité les violences les plus spectaculaires, du moins les premières. Plus sûrement, car c’est là, à l’époque des grands cartels, que ses barons ont commencé à faire valoir leur présence à tous les niveaux de la société. Tantôt poudre d’ange, tantôt dame blanche ou Lady Dust, les noms passent, mais elle, elle reste, et jamais ne change la violence dont son trafic fait l’objet. En Colombie, on la nomme simplement, avec quatre lettres : la coca.
Au moment où l’on prend conscience dans l’opinion publique mondiale du poids des cartels, de leur militarisation, et d’une violence qui va toujours crescendo, il était évident que le cinéma, les séries, les romans de gare, etc. s’emparent du sujet comme autrefois de la cocaïne. De Pulp Fiction au Loup de Wall Street, de Requiem for a Dream à Scarface, la poudre blanche était devenue l’un des attributs les plus ambivalents de la pop culture : un symbole de la malavita et un tabou malgré tout. Mais on a longtemps oublié qu’il n’y avait pas de coke sans cartel et crime organisé. La mafia que F. F. Coppola a inventée a désormais fait son temps… D’où Narcos. Et évidemment pour une première saison, Pablo Escobar servait à merveille le propos de José Padilha : raconter les trafiquants de coke et leur histoire, des origines colombiennes aux cartels mexicains. Toutefois, en prenant ses libertés avec les faits réels dont il s’inspire, et en hésitant en permanence entre fiction et série documentaire, J. Padilha donne à voir une Colombie factice, réduite à la merci des narcotrafiquants et à accepter le soutien express des États-Unis.
Vincent a passé son année en Colombie, à l’université de Bogotá. Il a accepté de nous parler de Narcos, du tournage auquel il a participé comme figurant et de ce qu’il sait du trafic de cocaïne en Colombie.
Tu as participé au tournage de Narcos. Peux-tu nous raconter brièvement cette expérience ?
Je rentrais du sport, et il y avait un tournage dans mon quartier à ce moment-là, la scène du kidnapping de la sœur Ochoa. J’avais entendu dire qu’il y avait possibilité de participer, surtout pour les étudiants et les étrangers. Je me suis renseigné et j’ai eu un entretien avec un responsable. On m’a rappelé un mois après.
J’ai tourné trois fois avec eux. La première, c’était au ministère de l’Environnement où ils tournaient les scènes à l’ambassade américaine. J’ai joué un militaire colombien, mais au final on ne me voit pas. La seconde était deux jours après. Je jouais un visiteur lambda pour une scène dans un hôpital colombien, maquillé en hôpital de Miami. Et la troisième fois, je les ai rappelés, car j’avais besoin d’argent et les journées de tournage étaient bien payées. J’ai joué un pilote d’avion pour une scène qui n’est pas restée au montage. C’était vraiment cool. On tournait dans un aéroport militaire et nous n’étions que deux figurants à jouer des pilotes. Le réalisateur était vraiment sympa avec nous. Il nous guidait pour jouer.
Et le narcotrafic en Colombie ? Comment est-ce qu’on vit avec au jour le jour ? Perçoit-on l’omniprésence de la cocaïne ?
En fait, la coke est invisible au départ, quand on n’a pas l’œil. C’est après qu’on apprend à la repérer. Elle est facilement accessible en fait. C’est assez fréquent qu’on t’en propose surtout quand tu es étudiant et étranger. On apprend vite à reconnaître les personnes cokées. D’ailleurs en soirée, au début, ça peut faire bizarre quand on parle de Coca. Les gens ne pensent pas à la boisson, mais à la cocaïne, et ça peut créer des quiproquos.
Après, il n’y avait pas de tabou. Même si c’est extrêmement pesant pour les Colombiens, car ils sont mal vus en Amérique latine à cause de ça, et ailleurs dans le monde. Ils sont exaspérés par les clichés. Mais sur place, j’étais dans un milieu plutôt aisé et on en parlait comme ça. Dans les milieux plus pauvres confrontés directement à la violence du trafic, j’imagine que c’est plus tabou. Les cartels le sont davantage encore.
Comment s’organise la lutte contre les cartels et le trafic ? Assiste-t-on à un combat contre les pratiques d’échange de la drogue ?
De ce que j’ai vu à Bogota, la lutte est surtout concentrée sur les petits dealers indépendants, lorsqu’ils sont pris en flagrant délit. Les contrôles se font au faciès, au sens vestimentaire : les styles rappeur, etc. Mais c’est surtout pour faire de la démonstration. Je n’ai pas vu de saisie ou de grande opération. Un prof nous avait expliqué que les policiers ont parfois des informations sur des plus gros trafics, mais qu’ils ne vont pas se lancer dans des opérations qui pourraient leur porter des préjudices personnels. Les grands cartels ont disparu, mais il existe toujours ce que le gouvernement colombien appelle des BACRIM, des bandes criminelles qui agissent à plus petite échelle.
(NDLR Les grands cartels font référence aux années 80 et au début des années 90 lorsque se sont succédé les cartels de Medellín, dirigé par Pablo Escobar, et de Cali, dirigé par Pacho Herrera, au contrôle d’une grande partie du narcotrafic colombien. Depuis les monopoles n’ont pas été reconstitués.)
Qu’as-tu pensé de la série Narcos ?
J’ai beaucoup aimé la série. On y accroche pas mal. Après, d’un point de vue historique, elle diffuse avant tout une version américaine de l’histoire de Colombie. J’ai lu un article dessus et j’en ai parlé un peu avec des amis. Les Colombiens ont parfois pu se sentir dépossédés de leur histoire à cause de la simplification de la situation opérée par la série.
C’était une époque où la représentation de l’État colombien sur le territoire était difficile et souvent illusoire dans des régions reculées, difficiles d’accès et marquées par de fortes identités locales. Les services publics basiques n’étaient pas toujours assurés dans les campagnes ou dans les régions éloignées. Et les lois faites par le gouvernement avaient souvent du mal à être respectées. Cette contextualisation n’est pas faite, il me semble, dans la série.
Ensuite, Narcos occulte presque totalement la présence des groupes guérilleristes ou celle des groupes paramilitaires d’extrême droite. Là encore, la série simplifie l’hétérogénéité de ces mouvements. Le seul mouvement guerrilleriste évoqué est celui du M-19, présenté comme une guérilla rurale, dans la jungle, alors qu’elle était plus urbaine. Il y a aussi les FARC dont la série ne parle pas ou ELN (Ejército de Liberación Nacional, pour Armée de Libération Nationale. NDLR)
Comment penses-tu que les Colombiens ont réagi en entendant parler de la série ou en la voyant ? Par rapport à ce passé qui est encore récent…
Déjà, les acteurs ne sont pas colombiens et pour eux, ça se voit. (NDLR : L’acteur qui joue Pablo Escobar, Wagner Moura, est brésilien par exemple) Même si les dialogues reprennent beaucoup d’expressions de là-bas, c’est comme si pour nous la série était doublée avec l’accent québécois.
Pablo Escobar n’a plus l’image qu’il avait à l’époque, celle de Robin des Bois, de héros des pauvres, mais sa richesse personnelle nourrit encore pas mal de fantasmes, comme sa gestion du cartel de Medellín. Il le dirigeait comme une véritable entreprise, avec un grand sens de l’innovation.
À côté de ça, la société, elle, vit encore à travers le traumatisme de cette époque, qui a été très dure. Je sais par exemple que la femme et les enfants d’un de mes voisins ont été kidnappés. Même si c’était lui qui était visé, car il était très riche. Cela pouvait arriver fréquemment et dans tous les milieux. Ça a marqué les gens… Les Colombiens ont développé une défiance envers leurs compatriotes. Ils te disent « Fais attention là ! », etc. Ils ont une mauvaise image d’eux-mêmes. Est-ce que ça vient du trafic de drogue ou de l’histoire de la Colombie en général, assez violente et marquée par plusieurs guerres civiles ? Je ne saurais dire.
C’est un vrai travail sur la citoyenneté qu’il faudrait entreprendre pour restaurer cette confiance qui est abimée au quotidien par des incivilités. Un ancien maire de Bogotá avait lancé des mesures phares dans ce sens, en instaurant un couvre-feu à 2h, ou des mimes pour apprendre aux gens à s’arrêter aux passages piétons.