Quand Colombe Boncenne donne de ses nouvelles

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Le titre de Colombe Boncenne paraît trompeur en promettant un ensemble de « nouvelles », alors que la narratrice entend seulement parler d’elle et nous « donner de ses nouvelles ».

Certes, ce sont là différents récits, davantage perçus comme des moments, des instantanés, de la jeune existence de la narratrice qui, par son écriture économe, pudique ou ludique, renouvelle complètement le genre de l’autofiction qu’on estime, aujourd’hui, à bout de souffle, dans la forme proliférante qu’il a prise à travers les romans d’un Philip Roth ou de Serge Doubrovsky. Fini de gratter ses croûtes. Le vrai thème du livre de Colombe Boncenne est l’écriture pour le dire, et ce petit livre est une plaisante ou piquante réflexion sur l’art d’inventer un récit et d’en assurer sa mise en lettres.

Sur sa table et son écritoire, se dressent, donc, ses personnages, dans leur évanescence, sortant des coulisses pour incarner les faits ou événements qu’ils vont interpréter et vivre pour de vrai. Il s’agit toujours pour la narratrice « de pénétrer une communauté invisible, de percevoir un murmure fantôme », comme lorsqu’on lit un roman. Et voilà le problème posé : ici la fiction romanesque, là la réalité des faits. Et comme dans la fable de la poule et de l’œuf, on se demande qui a précédé l’autre et qui vient en premier. La phrase clé du livre est alors formulée comme une conclusion : « Plagiat du réel par anticipation ». Mais c’est une introduction.

Et d’abord, sachons voir que la réalité nous échappe. Surtout si la narratrice est dotée d’une imagination aiguë et d’une sensibilité hors du commun. Le départ est le récit d’une effraction à laquelle la police ne croit que du bout des lèvres : « Surtout que, dans votre métier… on se raconte des histoires », lui dira-t-on. Mais la conteuse est dans le vrai sujet quand elle évoque son  compagnon Samuel, qui est son premier lecteur, et donc son censeur qui lui fait « perdre les pédales » :

« Je passe à la ligne, entame le récit de ce qui vient de se passer, j’essaie de rattraper le cours des pensées qui se sont succédé. Mais c’est impossible à retranscrire, c’est une pelote dont je ne parviens pas à rembobiner le fil. Je griffonne, je tapote, je me dépêche, je suis à la traîne. »

On pense alors, fatalement, à la fameuse phrase infinie du « graphographe » mexicain Salvador Elizondo : 

« J’écris. J’écris que j’écris. Mentalement je me vois écrire que j’écris et je peux aussi me voir voir qui écris. Je me rappelle écrivant déjà et aussi me voyant qui écrivais. Et je me vois me rappelant que je me vois écrire et je me rappelle me voyant me rappeler que j’écrivais et j’écris en me voyant écrire que je me rappelle m’être vu écrire que je me voyais écrire que je me rappelais m’être vu écrire que j’écrivais et que j’écrivais que j’écris que j’écrivais. »

Eh bien ! toute l’écriture de Colombe Boncenne semble être une défense et  illustration de cette fameuse anaphore. Et que voit-on à l’arrivée ? Les deux êtres qui lui ont tenu la main, le père, qui n’est autre que Pierre Boncenne, talentueux exégète de la vie et des combats de Jean-François Revel et de Simon Leys,  « cet homme secret à l’aura aussi mystérieuse que les mots » et dont elle colle à la « peau senteur cigare » — métaphore aussi belle qu’insolite — ; et puis la mère, experte slavophile, qui éclairera pour sa fille l’énigmatique billet doux écrit par ce jeune Russe qui, en translittération cyrillique, ne lui dit rien d’autre que « je t’aime ».

Mais c’est surtout dans l’anticipation fictionnelle du réel qu’excelle l’autrice, en racontant comment, alors même qu’elle vient d’écrire un récit où elle a croisé, lors d’un vernissage d’exposition, son analyste, convoquée ensuite à une authentique présentation de tableaux, une « performance », elle croise bel et bien son véritable analyste, qui, bien sûr, secret professionnel oblige, ne la saluera pas ;  nous avons là, précisément, ce qui fait la substantifique moelle de l’autofiction, « la confusion entre scène analytique et scène littéraire ». Ce qui la convainc que, finalement, comme le voulait Rimbaud, l’artisan des mots est un  Voyant lumineux : « J’assiste à l’éclosion de ma pensée : je la regarde, je l’écoute : je lance un coup d’archet ». Ainsi procède ici la narratrice se voyant s’écrivant écrire. Ou de ce personnage dont l’existence s’arrête après que la romancière l’a regardé — conçu — disparaître : « J’avais fait mourir D. avant sa mort ». Prophète l’écrivaine ?

  Et au terme de cette lecture, aussi impertinente qu’attachante, nous ne dirons rien d’autre de Colombe Boncenne, appliquée à la rude et passionnante tâche d’aligner les mots d’une fiction plus vraie que le vrai — « je fomente une fiction, déploie une carte de pensée imaginaire », écrit-elle —, magicienne ou alchimiste en herbe, oui, assurément, nous venons d’assister in vivo à la naissance d’un(e) écrivain(e). Et nous partagerons avec elle, au-delà du plaisir du texte, le bonheur de composer avec des mots, elle qui écrit, comme le voulait Henri Michaux, « pour (se) parcourir », et s’écrie : « J’écoute le son produit par mes doigts sur le clavier ».  Oui,  à l’arrivée, vraiment, cette musique est belle.

Colombe Boncenne De mes nouvelles, Zoé, 2024, 126, 16 €

Biographie
Colombe Boncenne fait des études de lettres puis travaille dans le monde de l’édition avant de publier ses premiers textes. Elle se partage aujourd’hui entre écriture et programmation notamment pour La Maison de la poésie à Paris.
Son premier roman Comme neige est bien accueilli par la critique – qui note le jeu de l’auteure aux « accents borgésiens » et « oulipiens » dans une « ingénieuse mise en abyme de la création littéraire4 » –, qui lui permet d’obtenir en 2016 le prix Fénéon encourageant les jeunes talents .
En 2020, elle publie Vue mer (éditions Zoé) s’attachant au quotidien d’une entreprise de services et interroge la poésie ordinaire de la vie de bureau6.
Avec La Mesure des larmes 8(La passe du vent, 2020), l’autrice s’est engagée sur un territoire plus personnel, un sillon qu’elle creuse et poursuit dans Des sirènes (éditions Zoé).
Avec David Enon, elle a été lauréate du programme Mondes nouveaux du Ministère de la Culture.

Œuvres
Au septième ciel, éditions Stock, 2002, (ISBN 978-2234052918)
Comme neige, éditions Buchet-Chastel, 2016, (ISBN 978-2-283-02939-8) – prix Fénéon
Vue mer, éditions Zoé, 2020, (ISBN 978-2-88927-811-4)
La Mesure des larmes, éditions La passe du vent, 2020, (ISBN 978-2-84562-368-2)
Des sirènes, éditions Zoé, 2022 (ISBN 978-2-88907-000-8)

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Albert Bensoussan
Albert Bensoussan est écrivain, traducteur et docteur ès lettres. Il a réalisé sa carrière universitaire à Rennes 2.

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