Dans son roman Continuer Laurent Mauvignier emmène son lecteur entre une France morne et les somptueuses montagnes du Kirghizistan. L’écrivain français, dont toute l’œuvre romanesque et théâtrale est publiée aux éditions de Minuit, a choisi pour son roman Continuer d’explorer la relation entre une mère et son fils. Passe-t-on forcément à côté de sa vie ? Laurent Mauvignier déploie avec justesse et pudeur le pourquoi du comment de cette question existentielle.
Sibylle, à qui la jeunesse promettait un avenir brillant, a vu sa vie se défaire sous ses yeux. Comment en est-elle arrivée là ? Comment a-t-elle pu laisser passer sa vie sans elle ? Si elle pense avoir tout raté jusqu’à aujourd’hui, elle est décidée à empêcher son fils, Samuel, de sombrer sans rien tenter.
On le voit dans la présentation du livre, Continuer ne s’embarrasse pas d’une histoire alambiquée. Samuel, jeune adolescent en cage, commet plusieurs délits lors d’une soirée arrosée. Décidée, malgré l’avis de son ancien mari, à sauver son enfant de la délinquance, Sibylle décide de tenter le tout pour le tout : elle emmène son fils, et Laurent Mauvignier son récit, vers les montagnes du Kirghizistan pour une traversée à cheval.
Laurent Mauvignier, romancier, dramaturge et scénariste, poursuit une œuvre littéraire centrée sur des personnages réalistes, en proie à des traumatismes d’ordre personnel ou collectif. Son onzième roman prend, comme dans Apprendre à finir, un titre infinitif. Laurent Mauvignier mauvigne ? Il octroie à son roman, par ce titre, une valeur qui indique l’action et qui, ne concernant ni personne ni nombre, concerne de fait tout le monde. Continuer paraît le mot d’ordre. Mais continuer quoi ? Continuer de vivre, coûte que coûte. Cette forme d’injonction donne le ton du roman : proche du réel, du contemporain et de la praxis. De fait, l’héritage assumé de Samuel Beckett, éditions de Minuit oblige, semble ambigüe. Dans le livre, par ailleurs, Sibylle nomme son fils parce qu’elle aime cet auteur irlandais. Or, ce dernier ne disait pas d’attendre Godot : le gérondif de sa pièce la plus fameuse impliquait une attente sans aboutissement. Laurent Mauvignier, en ce sens, choisit d’écrire une fiction plus référentielle.
Paradoxalement, le narrateur de Continuer se plaît à préciser que certaines scènes de l’histoire ressemblent à une sorte de mauvais film français. Trop réaliste donc ? Pourtant, l’écriture s’approprie des techniques cinématographiques, traduites par des phrases simples. Le lecteur voit littéralement les personnages. Le roman navigue à la fois entre platitude et simplicité de l’histoire. Les personnages de Beckett n’étaient personnes, et aucunement reconnaissables, ceux de Mauvignier le sont parce qu’ils sont tout le monde. Le lecteur, à loisir, peut s’y reconnaître ou se sentir affecté.
Continuer traite en grande partie de la relation filiale, principalement celle qui lie une mère à son fils. La narration, à ce titre, s’avère subtile. Discrètement, les points de vue alternent : l’altérité demeure toujours un mystère. Sibylle ne comprend plus cet enfant qui a grandi, Samuel ne voit pas la femme derrière la mère. Les analepses (équivalent du flashback) découvrent le passé de Sibylle. Sa jeunesse prometteuse aboutit sur un naufrage. La femme se demande si elle est passée à côté de sa vie. Voilà pourquoi elle décide de partir dans une contrée sauvage : pour retrouver l’évidence du monde, s’accorder à une existence exempte de complications matérielles et financières, revenir à des actions nécessaires et des mots simples.
Dans un article accordé au Monde après les attentats du 13 novembre 2015, Laurent Mauvignier présentait son travail et sa conception de la littérature : « Un roman n’a pas besoin d’être ostensiblement politique ou polémique pour dire quelque chose qui l’excède. Un roman, c’est une vision du monde qui essaie de prendre chair, de se donner un corps pour rendre compte de ce qu’il voit, de ce qu’il pense, de l’implicite qu’il tente de partager, des présupposés qu’il tente d’imposer ». Si caractère politique de la fiction il y a, elle s’affirme en creux du livre, par la tangente. Continuer ne se situe pas en dehors des préoccupations politiques ou sociales de notre époque. L’histoire constitue simplement un arrière-fond peut-être un peu trop confortable. Tout se passe comme si Laurent Mauvignier voulait écrire sa fiction en parenthèse du monde mais ne se pardonnerait jamais de s’en éloigner. Le résultat tire parfois au grossier : un calcul rapide nous apprendra par exemple que Sibylle est né exactement en 1968. L’indice assure une chose : elle représente aussi toute une génération, celle qui connaîtra les premières crises, la dépolitisation de la société française, la souffrance au travail… Ce serait beau si le roman-fleuve n’était pas un ruisseau, et si le portrait d’une enfant du siècle s’accordait le temps de son ouvrage. Continuer, en un mot, demanderait à se déployer. En un sens, à continuer…
Et maintenant, elle ne voit pas de la tristesse ni de la mélancolie, elle voit de la beauté et de la douceur, elle voit le visage apaisé d’un jeune homme qui dort. Et sa dureté aussi, ses traits déjà marqués pour son âge. Elle est émue de pouvoir s’approcher si près de lui, c’est la première fois depuis tant d’années. Elle hésite, approche la main, et à quelques centimètres de sa joue, de ses paupières, elle dessine une caresse qu’elle n’ose pas faire – elle a trop peur de le réveiller, trop peur de la réaction qu’il pourrait avoir. Alors elle fait semblant, elle promène ses doigts à un ou deux centimètres de sa peau, et elle ose, un instant très cout, toucher la pointe de ses cheveux. (p. 143).