Le 25 mai 1940, dans le sous-sol d’un bâtiment gothique de l’université Oglethorpe, à Atlanta (Géorgie), deux hommes referment solennellement une porte en acier inoxydable. Ce n’est pas une chambre forte, ni une salle secrète d’archives. C’est la première capsule temporelle multimillénaire de l’histoire, baptisée Crypt of Civilization. Elle ne devra être rouverte qu’en 8113 après J.-C. soit 6 177 ans plus tard. Une tentative inédite pour figer l’essence d’une époque et l’adresser à des êtres qui ne nous ressembleront peut-être en rien.
« L’histoire est un tissu de souvenirs. Le passé n’est pas mort tant qu’il vit dans la conscience d’un seul. » — Thornwell Jacobs, 1939
À l’origine de ce projet fou : Thornwell Jacobs (1877-1956), président de l’université Oglethorpe. Dans un article publié en novembre 1936 dans Scientific American, il raconte avoir été frappé par le peu d’informations concrètes découvertes lors de l’ouverture des pyramides égyptiennes dans les années 1920. Cette frustration donne naissance à un projet inédit : préserver de manière délibérée et méthodique les savoirs et modes de vie d’une civilisation pour les transmettre à des générations lointaines. Jacobs propose une date d’ouverture symbolique : l’an 8113. Il la calcule à partir du point de départ du calendrier égyptien (4241 av. J.-C.), soit 6 177 ans avant 1936, et projette ce même intervalle dans le futur. Le résultat est une symétrie vertigineuse : faire de notre époque un « point médian » dans l’histoire de l’humanité.

Une chambre du savoir dans les entrailles d’Atlanta
La crypte est aménagée dans un ancien bassin de natation au sein de Phoebe Hearst Hall, sur le campus d’Oglethorpe. Semi-enterrée, la pièce mesure 6 mètres sur 3, avec un toit de pierre de plus de deux mètres d’épaisseur. Elle est conçue selon les conseils du National Bureau of Standards pour résister au temps : acier inoxydable, plaques vitrifiées, récipients remplis d’azote. L’atmosphère doit rester stable durant plusieurs millénaires.
Pour la sceller, une porte en acier soudée sur place, dédiée en 1938 lors d’une cérémonie retransmise à la radio, en présence de David Sarnoff, président de la RCA. En 1940, le Postmaster General James Farley représente le gouvernement fédéral pour la cérémonie finale.
La crypte ne contient pas seulement des livres ou des documents historiques. Elle abrite une véritable mise en scène du quotidien et de la culture populaire des années 1930 : brosse àUn tombeau des modernes : naissance d’une idée
L’histoire commence en 1936, dans l’esprit d’un homme aussi érudit que visionnaire : Thornwell Jacobs (1877-1956), président d’Oglethorpe University. Constatant à quel point les ouvertures des pyramides égyptiennes dans les années 1920 avaient livré peu d’enseignements sur leurs bâtisseurs, Jacobs propose l’inverse : lancer la première entreprise consciente et méthodique de préservation d’une civilisation vivante.
Dans un article de Scientific American publié en novembre 1936, il décrit un projet : sceller une pièce entière, archiver non seulement les savoirs formels mais aussi les modes de vie, les objets, les voix, les récits. Il fixe une date d’ouverture : l’an 8113, calculée selon une symétrie historique à partir de 4241 av. J.-C., première date fixe du calendrier égyptien. 6 177 ans avant 1936 ; 6 177 ans après.

Une crypte construite comme une arche
De 1937 à 1940, les travaux transforment un ancien bassin de natation dans le bâtiment Phoebe Hearst Hall en une chambre d’archives de 6 mètres de long, 3 mètres de large, surplombée d’un toit de pierre de 2 mètres d’épaisseur. À la demande du National Bureau of Standards, les objets sont stockés dans des conteneurs en acier inoxydable remplis d’azote, les murs sont vitrifiés et la porte, scellée le 25 mai 1940, est soudée puis décorée d’une plaque gravée. Un générateur à vent, un projecteur à manivelle, une loupe 7x, et un « intégrateur linguistique » complètent le dispositif, afin que le futur puisse non seulement voir, mais comprendre.
Le tout est supervisé par Thomas Kimmwood Peters, photographe et inventeur de la première caméra microfilm 35 mm, qui dirige la reproduction de plus de 640 000 pages de textes et plusieurs films et photographies.
Un musée total des années 1930
Jacobs ne veut pas d’une capsule élitiste ou muséale : il veut tout. De la Bible au Coran, de L’Iliade à Gone With the Wind. Mais aussi un flacon de Budweiser, un sac à main de femme, des jouets Donald Duck, un rasoir, du fil dentaire, un microfilm de recettes, des sons de Popeye, des discours de Roosevelt, Hitler, Mussolini et Staline. C’est à la fois un legs humaniste et un instantané culturel, un musée figé au sommet de la modernité industrielle. En ce sens, la crypte est une synthèse du XXe siècle : encyclopédique, technologique, optimiste et anxieuse.

L’échec anticipé d’une civilisation ?
Mais l’ouverture en 8113 aura-t-elle jamais lieu ? Dès 1945, l’angoisse atomique rend l’hypothèse absurde. Jacobs lui-même l’admet dans son message vocal laissé aux générations futures : “Le monde est en train d’enterrer notre civilisation. Nous la confions à vous.” Ce n’est pas seulement un projet de transmission, c’est un geste d’archéologue anticipé, comme si l’on prévoyait la ruine de ce que l’on bâtit. C’est aussi un acte de foi — foi dans la continuité de l’humanité, dans le langage, dans la mémoire. Mais une foi traversée de doutes : que restera-t-il du monde en 8113 ? Les civilisations survivent-elles à elles-mêmes ? Ou bien la crypte ne sera-t-elle qu’un cercueil oublié sous des ruines ?
La mémoire de qui ?
Aujourd’hui, la Crypte de la civilisation suscite un regain d’intérêt, notamment grâce à l’International Time Capsule Society fondée en 1990. Mais elle suscite aussi des critiques. La crypte est très marquée par le contexte américain, blanc, chrétien, masculin, des années 1930. Si elle parle au nom de “la civilisation”, elle ne reflète qu’un fragment du monde. Le choix de garder les discours d’Hitler, de Mussolini, sans analyse, interroge. Tout comme l’absence des cultures autochtones, africaines, asiatiques en tant que sujets actifs. Une capsule de mémoire peut vite devenir un mausolée de domination.
Le paradoxe d’un legs fermé
La grande question posée par la crypte est celle du temps long dans un monde court-termiste. En 1940, le projet semblait incarner une espérance humaniste. Aujourd’hui, alors que l’attention se mesure en secondes et que les données numériques s’évaporent, ce projet nous paraît à la fois admirable et anachronique. Mais peut-être est-ce cela, sa valeur la plus précieuse : nous forcer à penser au-delà de nous-mêmes. À assumer une responsabilité générationnelle. À se demander : que voulons-nous transmettre ? Et à qui ?
Une méditation sur la fragilité et la transmission
Loin d’être un simple exploit technique, la Crypte de la civilisation est un miroir de nos contradictions : volonté de durer et conscience de notre finitude, orgueil d’homme et humilité face au temps, besoin d’enseigner et angoisse de disparaître. Elle ne garantit ni la survie des objets, ni celle de notre mémoire. Mais elle nous enseigne une chose essentielle : la civilisation n’est pas ce que l’on grave dans l’acier, c’est ce que l’on partage, ici et maintenant.
“The stream of knowledge is heading toward a dead sea of ignorance, unless we make a determined effort to preserve it.”
— Thornwell Jacobs, 1937
