DANSFABRIK BREST, DANS L’OEIL DE LA BACKLINE DE THIERRY MICOUIN ET PAULINE BOYER

La première de la nouvelle création de Thierry Micouin et de Pauline Boyer, Backline, s’est tenue au festival Born to be alive à Reims où Thierry Micouin est artiste compagnon. Backline se situe dans le droit fil de Double Jack dans l’œuvre de Thierry Micouin et est présenté le 14 mars au festival DansFabrik de Brest.

BACKLINE

L’œil est un des thèmes centraux de Backline. Le plateau est rond avec un lino blanc et en son centre, comme un iris, on distingue des formes géométriques faites de traits noirs au sol et quinze micros tournés vers l’intérieur du plateau. Au-dessus de ce plateau œil, et le recouvrant entièrement, un velum est comme une paupière. Tournés vers l’extérieur en direction du public, en bordure de ce plateau, des écrans de contrôle l’encerclent. Pauline Boyer se trouve également en bordure du plateau, à sa table de travail où elle mixe les sons que produit en direct le danseur Thierry Micouin. Elle n’est pas en hauteur, hors du regard des spectateurs, la où se trouve habituellement la régie. Dans Backline, le mixage du son est partie intégrante de la pièce chorégraphique, et se fait donc en direct et à vue.

Si l’espace de danse est clairement défini, la frontière qui délimite le début de la pièce est pourtant laissée floue. Lorsque le public s’installe autour de ce plateau pour assister à la représentation de Backline, Pauline Boyer est déjà assise à son pupitre et Thierry Micouin est assis par terre face à elle. Elle est affairée à sa tâche et sa présence inhabituelle attire l’attention, mais on s’en détache rapidement pour se mettre à son aise, éteindre son portable tout en discutant avec son voisin. On note à peine la présence de Thierry Micouin qui est tout à son smartphone, absorbé, là sans être là, déconnecté de ce qui l’entoure, manipulant son téléphone avec des gestes quasi imperceptibles. Le changement de lumière qui traditionnellement indique le début d’un spectacle ne se produit pas. C’est le danseur seul qui indique le commencement de la danse. Il y entre assez brutalement en se levant, toujours son smartphone toujours en main ; il marche et lit à voix haute des notifications de réseaux sociaux (des news massivement anecdotiques), il en emplit l’espace, le sature du contenu de ce smartphone. Le danseur se réapproprie l’espace avec un cri. « Oooooooh » lance-t-il dans cet espace. Ce cri particulier a pour objet de marquer une rupture. Il n’est pas un cri de rage, ce n’est pas un hurlement de colère, mais une interjection. Il est lancé comme on passerait la main sur une table pour faire table rase de ce qui l’encombre, d’un geste net, sans précipitation, mais avec efficacité. La problématique est posée, et dès cette première tâche accomplie, Thierry Micouin nous livre immédiatement un véritable manuel de résistance pour contrer la perte d’identité et l’abrutissement de notre espace mental.

« Hey oh ! Let’s go ! » lance-t-il, cette fois-ci en utilisant l’un des micros. Il fait resurgir l’espace de la scène punk rock. Ceux qui n’ont pas connu cette époque pourront saisir ces mots sur la barre de tâche de leur ordinateur. La toute première entrée qu’ils trouveront montre à quel point elle est emblématique du mouvement punk. Hey oh ! Let’s go ! est le titre d’une chanson des Ramones, groupe américain mythique de ce mouvement.

Hormis quelques notes enregistrées sur son smartphone qu’il approche de l’un des micros, notes extraites de la non moins mythique Anarchy in the U.K. des Sex Pistols, groupe britannique également phare du mouvement punk. Tous les sons sont créés sous nos yeux avec le corps du danseur, ses pas, son souffle, sa voix, le frottement du micro sur son corps, immédiatement et en direct transformés, mixés par Pauline Boyer, loin de toute sophistication superfétatoire. La problématique est énoncée sans micro, puis le travail avec les micros se met en place, et par là même, le jeu avec Pauline Boyer, le jeu du do it yourself qui était le credo du mouvement punk.

BACKLINE

Thierry Micouin utilise le langage corporel des rock stars, il fait revivre leurs attitudes, celles qu’ils prennent sur scène. C’est dans sa mémoire qu’il nous convie en faisant revivre ces extraits du passé qu’il a lui-même vécu en tant que spectateur. Maintenant qu’il s’est placé au centre du plateau, il transmet ces gestes caractéristiques au public. Mais il opère sur ces poses une transformation radicale, il en métamorphose totalement le rythme. Il n’en fait pas une reconstitution, mais il compose sa danse à partir d’arrêts sur images qu’il relie entre eux (faites de détails d’une pose, la position d’une main, une statique particulière, etc.). Avec ce matériau Thierry Micouin élabore une phrase chorégraphique qu’il tourne en boucle, en ajoutant des fragments à chaque fois. Il expose le processus de réminiscence d’un souvenir que des détails permettent de préciser un peu plus, de lui donner plus de corps. Les lumières d’Erik Houiller intensifient l’impression d’être au croisement entre l’atmosphère saccadée de la scène rock et celle plus nébuleuse du rêve, de l’intériorité.

Les écrans de contrôle et le velum dont l’image restait fixe jusque là présentent maintenant une des images qui suivent la pulsation du son travaillé par Pauline Boyer. L’œil du spectateur est parasité par ces écrans et il doit s’activer pour se focaliser sur le danseur, opérer un choix.

Dans cette danse très découpée, Thierry Micouin utilise l’un des micros qui est en fait une caméra avec laquelle il se fait plus directif avec le regard du spectateur. Il l’oriente ce regard. Thierry Micouin filme en plan très serré son œil de verre (œil qui ne voit rien) qu’il extrait de son orbite en direct. Il le fait glisser le long de son bras. Dans le pli de l’intérieur de son coude, Thierry Micouin place la prothèse et pince sa peau, constituant des paupières. Il recrée l’espace d’un instant le milieu originel de la prothèse. Il fait voyager à nouveau l’œil et répète l’opération au niveau de la jonction de ses seins, puis dans son nombril, et ensuite dans sa bouche où ce sont ses lèvres qui font office de paupières.

Les spectateurs sont installés en cercle autour du plateau et en permanence une partie du public voit le danseur de dos. Les images qu’il filme sont diffusées sur les écrans et le velum. Le spectateur, où qu’il soit, choisit s’il regarde l’extraction de la prothèse directement sur le corps du danseur (scène difficilement soutenable pour certains), ou s’il la regarde par images interposées sur les écrans ou le velum, ainsi pour le voyage de la prothèse. Sont en balance l’écran de contrôle et son image en plan très serré, contrôlée par son auteur, et la scène vécue en direct et en globalité, contrôlée par le spectateur.

BACKLINE

Thierry Micouin est un danseur émérite, mais comme les punks gommaient ostensiblement toute beauté explétive, il sacrifie dans Backline le corps glorieux, la technicité remarquable au profit d’un message urgent, bien plus impérieux. Nos données personnelles sont utilisées par les nouveaux médias qui nous assaillent et saturent notre espace mental, uniformisent nos mémoires en les dépersonnalisant, annihilent notre identité en en faisant un objet de mercantilisme, et pour ce nous espionnent. La performance de Thierry Micouin et de Pauline Boyer oppose à cette déshumanisation la prise de conscience du contrôle exercée sur notre regard et la restitution de notre intimité. Ils mettent en exergue le travail de concentration sur notre propre mémoire, l’importance de la nécessité de reconstituer cette mémoire qui peut faire appel à l’image, mais qui est également inscrite dans notre corps, nos gestes. À la société de consommation qui a fait de la révolution informatique et internet une nouvelle possibilité de nous réifier, Thierry Micouin et Pauline Boyer font vivre celles qui nous permettent d’être créateurs. Loin d’être une vision angoissante, Backline propose une prise de conscience et est un magnifique appel à la résistance.

Mercredi 14 MARS (21H00), Backline de THIERRY MICOUIN et PAULINE BOYER, Tarifs 8€ ou PASS, La Grande Carène, Brest.

DISTRIBUTION
Conception et interprétation Thierry Micouin et Pauline Boyer
Chorégraphie Thierry Micouin
Dispositif scénique et Musique Pauline Boyer
Lumières et régie générale Erik Houllier
Régie son Benjamin Furbacco

Production T.M. Project
Coproductions Manège, Scène nationale-Reims, Scènes du Golfe-Vannes
Soutiens Ministère de la Culture et de la Communication – DRAC Bretagne, Région Bretagne, Ville de Rennes, Fonds SACD musique de scène

Festival DansFabrik Brest

Le Quartz
Scène nationale de Brest
60, rue du Château
BP 91039
29210 Brest Cedex 1

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