Michel Fromaget vit le jour, en pleine nuit, le 10 mars 1947 à Bordeaux au 14, Cours de Verdun, demeure dont il sortit quelques jours après sans y être, au préalable, jamais entré. Aujourd’hui, il est anthropologue et maître de conférences à l’Université de Caen. Il a aimablement accepté de répondre à la demande d’Unidivers de publier sa vision d’un distinguo qui demeure bien flou pour nombre de nos contemporains : celui de l’âme et de l’esprit. De son point de vue, une juste définition anthropologique de ces deux dimensions débouche nécessairement sur un troisième, pour former un ternaire constitutif. L’auteur a construit son texte d’une manière très vivante en incluant fortement en son sein le lecteur. Qu’il soit remercié pour cet article d’un grand intérêt et de haute volée. Unidivers encourage la lecture de ces ouvrages dont le lecteur trouvera une liste au pied de l’article qu’il lui est loisible de retrouver sur le site de l’auteur.
Introduction
L’intitulé de cet article que j’ai le plaisir de voir paraître dans les colonnes d’Unidivers est donc : « De la distinction âme/esprit ; autrement dit : du ternaire humain ». Ce titre exprime simplement le but que je me propose d’atteindre avec vous tous, lecteurs, aujourd’hui : savoir vous initier à la conception tripartite de l’homme qui distingue l’esprit de l’âme sans nullement les confondre avec le corps. Mais, pour progresser vers un point, il faut bien partir d’un autre. Or donc, lisez avec attention car, en voici un qui me paraît tout à fait convenable. Lisez, ou plutôt regardez, car il s’agit d’une image. D’une image au reste bien connue. Celle du poisson qui nage dans son aquarium, mais qui ne sait pas qu’il y est, pour la bonne raison qu’il n’en est jamais sorti. Or, je ne le crois pas, mais j’en suis sûr, absolument, tel n’est certainement pas votre cas : une fois au moins dans votre vie, vous avez eu la tête hors de l’eau ! Et cela je peux dès à présent l’affirmer, sans même vous connaître, ni ne vous avoir jamais rencontré.
Etait-ce à la faveur d’une grande expérience spirituelle, d’une brusque illumination, ou d’une bouleversante révélation ? Ou bien était-ce à la faveur d’un étonnement, d’un émerveillement infiniment plus modeste – devant la transparence d’une aile de libellule, devant un jeu de lumière dans l’eau d’un seau, devant une fleur en train d’éclore, ou en écoutant les notes d’un chant d’oiseau ? Etait-ce de jour, était-ce de nuit, étiez-vous encore enfant, ou bien déjà adulte… ? Cela, bien sûr, je ne le sais pas. Ce que je sais, quand bien même ne vous en souviendriez-vous pas, c’est qu’une fois dans votre vie, une fois au moins, aussi fugitive et brève que fut cette fois, contrairement au poisson de notre image, eh bien, vous avez eu la tête hors de l’eau ! Vous avez été hors de votre âme et alors vous avez entrevu l’esprit. Oh ! sans doute de manière bien imprécise, mais il reste que vous l’avez entr’aperçu. Il ne peut en être autrement. Tous vous connaissez la parole : « Tu ne me chercherais pas, si tu ne m’avais déjà trouvé ». Et c’est bien pour cela que vous parcourez cet article aujourd’hui.
Telle est donc l’image du poisson qui, je veux le croire, peu ou prou, vous parle. L’image dont je désirais que nous partions en vue d’expliquer cette anthropologie ternaire dont Unidivers m’a confié la tâche de vous parler. Car cette image dit précisément que de cette anthropologie, même si vous n’avez de celle-ci aucune connaissance, vous avec déjà quelque expérience. Et c’est là certainement essentiel. Essentiel, puisque, comme nous allons bientôt l’apprendre de la bouche des plus grands mystiques, nul ne comprend ce que l’on dit de l’esprit, et donc de cette anthropologie, qui n’en a déjà par lui-même quelque intuition. Or, donc, cette expérience, si minime soit-elle, étant la vôtre, c’est avec fruit que nous allons maintenant nous consacrer à découvrir les grands enseignements de l’anthropologie ternaire. Ce que nous allons faire sur la base des enseignements du christianisme ancien, puisque le christianisme demeure en Europe la religion la plus proche et qu’en matière d’anthropologie ternaire ou spirituelle, ces enseignements anciens, dont je me porte garant, sont, selon moi, les plus sûrs et les plus lumineux que vous ne rencontrerez jamais.
Problématique
Une expérience déjà assez longue de l’enseignement m’a pleinement convaincu de l’exactitude de la parole de Bouddha que voici : « Lorsque la pensée est fausse, l’affliction suit, comme les roues de la charrette suivent les pas du bœuf ». Et, bien sûr, cette affliction est d’autant plus redoutable, voire tragique, que cette pensée concerne une problématique éternelle dans laquelle le plus précieux de notre âme se trouve engagé. Or tel est bien le cas de la problématique spirituelle. C’est pourquoi, les « pensées fausses » venant très souvent de malentendus qui concernent soit le vocabulaire, soit le sens dans lequel sont entendues certaines expressions fondamentales, je commencerai cet exposé par une première partie dans laquelle, à la lumière d’une succession de brefs éclairages, je préciserai le sens qu’il convient de donner aux mots que nous emploierons.
Je présenterai ensuite le paradigme anthropologique ternaire « Corps-Ame-Esprit » tel qu’il se déploie dans sa structure même. Enfin, dans une troisième partie et une quatrième partie nous camperons la dynamique de la naissance nouvelle sans laquelle l’homme ne serait advenir à lui-même, ou devenir « enfant de Dieu », ce qui est une seule et même chose. Sans laquelle aussi l’anthropologie tripartite serait comme totalement inerte et dépourvue de vie, et ne nous serait, par suite, d’aucun secours.
I – De quelques notions et informations préalables
Je reviendrai, tout à l’heure, comme il convient, sur les notions d’âme et d’esprit, telles qu’elles sont entendues classiquement dans l’anthropologie ternaire. Mais je désire, dès à présent, lever une équivoque. En premier lieu, il convient que vous n’accordiez au mot « âme » – contrairement à l’habitude – aucune signification religieuse, spirituelle ou bien affective et romantique. Le mot « âme » signifie ici simplement le mental, la part psychique de l’être. Quant à l’esprit, à l’inverse, gardez-vous bien de l’assimiler à des qualités ou fonctions psychiques telles la pensée, l’intelligence, où bien comme désignant l’ensemble des facultés psychologiques de la personne. Car l’esprit dont nous parlons est une réalité mystérieuse spécifiquement religieuse ou spirituelle. Nous y reviendrons.
Nous parlons donc d’. Mais ce terme ne désigne pas dans mon propos d’aujourd’hui la discipline scientifique du même nom mais, de manière plus ponctuelle, une compréhension, une conception, une représentation de l’homme élaborée par une civilisation, une religion, une philosophie, voire par un auteur. Ainsi pourrons-nous parler d’anthropologie grecque ou bien de celle de saint Jean.
L’adjectif ontologique qualifiera pour nous une composante, une caractéristique, une qualité essentielle ou substantielle, c’est-à-dire encore une qualité strictement nécessaire à la définition d’un être. Et ceci qu’il s’agisse de l’être de l’homme, de celui d’une pivoine, d’un rouge-gorge ou d’un triangle.
Nous devons, en outre, bien voir ceci. L’anthropologie dualiste, ou binaire, telle que nous l’entendrons, authentifie en l’homme, sans pour autant les opposer nécessairement, deux dimensions ontologiques et deux seulement : physique et psychique, soit le corps et l’âme. A l’inverse, l’anthropologie ternaire, tripartite, ou spirituelle – certains disent encore « holistique » – affirme qu’il n’y a d’homme accompli que tissé, non plus de deux, mais de trois modalités : le corps, l’âme et l’esprit.
Mais il faut concevoir ces deux conceptions, ces deux anthropologies, pour ce qu’elles sont : elles sont ce que les scientifiques appellent des paradigmes, autrement dit des « systèmes de représentation du réel qui permettent de le définir et d’avoir prise sur lui ». Ce qui ne signifie nullement qu’ils décrivent la réalité telle qu’elle est. Ainsi les « paradigmes cosmologiques » de Ptolémée et de Copernic, le premier géocentrique et le second héliocentrique, ont certes permis de faire de grandes découvertes. Mais nous savons aujourd’hui que l’univers n’est certainement pas fait comme ils le disent. On retiendra, enfin, cette particularité suressentielle des paradigmes anthropologiques dont les cosmologiques sont dépourvus. A savoir que les premiers, non seulement ne décrivent pas leur objet – l’homme – tel qu’il est fait, mais qu’ils tendent, de plus, à le faire tel qu’ils le décrivent.
Différents enseignements, différentes expériences, montrent cela très clairement. Je ne peux pour l’heure m’étendre sur cet aspect, mais je demande cependant que nous le gardions en mémoire. D’une part, afin que nous pressentions l’immense responsabilité qui est la nôtre, lorsque nous accréditons une conception particulière de l’homme plutôt qu’une autre. D’autre part, afin que vous admettiez, déjà, que quelque admirable que soit l’être humain éclairé par l’anthropologie ternaire, l’homme réel doit être pressenti et attendu comme une merveille bien plus grande encore. Ceci noté, bien qu’accordant peu de prix à l’érudition considérée pour elle-même, je ne crois pas inutile de noter les deux précisions que voici. Elles concernent l’histoire et l’étude des civilisations comparées.
Il y a, tout d’abord, que la compréhension anthropologique binaire ou dualiste, disons depuis la Renaissance, tend à dominer entièrement la civilisation occidentale, que ce soit dans ses pratiques et institutions scolaires, universitaires, scientifiques, laïques, ou bien confessionnelles et religieuses. De vous remémorer votre éducation familiale, ou vos années de lycée, suffiront d’ailleurs à vous en convaincre. Mais vous pourrez aussi vérifier aisément que tous les grands noms des sciences humaines, et notamment de l’anthropologie, tels Claude Lévi-Strauss, Marcel Mauss, Emile Durckheim, Sigmund Freud – tous ramènent le « fait humain total » aux deux seules dimensions qu’ils sont capables d’en apercevoir : soit les dimensions physique et psychique.
Il y a ensuite que dans l’Antiquité, et pas seulement chrétienne, il en allait de manière entièrement différente. Ainsi A.J. Festugières, éminent historien de la pensée religieuse nous apprend qu’au premier siècle de notre ère, tout autour de la Méditerranée, le vécu tripartite était de loin le plus général. De l’anthropologie correspondante, Sénèque le grand philosophe stoïcien, disait que le moindre écolier la savait. Au vrai, il apparaît ceci, qui est capital et que je vous demande de garder bien présent à l’esprit. Savoir que l’empreinte de l’anthropologie ternaire se remarque aussi bien en Occident qu’en Orient, aussi bien dans le judaïsme, le christianisme et l’islam que dans l’hindouisme, le bouddhisme et le taoïsme. Aussi bien à l’ombre des Pyramides que dans les religions à Mystère grecques, aussi bien dans le platonisme que dans le néo-platonisme, ou le stoïcisme. Au vrai, le vécu tripartite se montre comme une donnée humaine quasiment universelle. Il n’appartient, en propre, à aucune religion, aucune tradition, aucune philosophie, aucune école, aucune période de l’histoire.
Avant d’entrer sans retour dans le vif du sujet, je voudrais enfin éviter deux contre-sens. Le premier serait de penser – comme souvent des théologiens mal intentionnés veulent nous le faire croire – qu’adopter la vision ternaire de l’homme équivaut à découper celui-ci en trois morceaux. C’est là un très mauvais procès. Il est bien évident que distinguer le corps, l’âme et l’esprit n’équivaut nullement à accorder à chacun une existence séparée des deux autres. Pas plus la forme, la couleur, ou la saveur d’un citron ou d’une fraise n’a d’existence en soi.
Le second contre-sens, plus insidieux, est celui-ci. Il est d’assimiler, sans plus de précaution, l’anthropologie tripartite ou ternaire à une conception religieuse et l’anthropologie binaire ou dualiste à une conception laïque, scientifique ou athée. En fait, la réalité est bien plus subtile. Suffira à en témoigner ici que l’anthropologie du bouddhisme, qui à maints égards est une philosophie athée, est ternaire. Et, qu’à l’inverse, celle du catholicisme romain, telle qu’elle s’exprime par exemple dans le dernier catéchisme de l’Eglise catholique de 1992, est binaire puisque, contrairement à l’âme et au corps, elle n’accorde à l’esprit humain aucune réalité substantive. Son vocabulaire même suffit à le prouver, qui n’envisage cet esprit que sous forme adjective et qualificative. Ces quelques précisions étant fournies, nous pouvons maintenant entrer dans le vif du sujet. Soit donc :
II – L’anthropologie ternaire considérée dans sa structure
Les propositions suivantes éclairent l’être humain considéré dans sa structure, c’est-à-dire dans ses composantes, ainsi que dans leurs interrelations. Les explications relatives à l’homme tripartite considéré sous l’angle du mouvement, de la progression et de la direction de sa vie, seront présentées dans les deux dernières parties de cet exposé.
Il nous faut donc maintenant dire un mot sur chacune des trois composantes prises séparément. Mais nous sommes bien d’accord sur le fait qu’il s’agit là d’une simple commodité de présentation, puisque nous savons qu’aucun de ces trois termes n’existe en lui-même. Il n’est, en effet, de corps vivant qu’animé par une âme, il n’est d’âme qu’animant un corps et d’esprit que spiritualisant une âme et un corps. Je ferai aussi remarquer d’emblée que ces trois modalités de l’être humain se présentent comme entretenant entre elles des rapports tout à fait semblables à ceux de l’air et de la lumière. A savoir qu’elles se montrent toujours parfaitement unies, mais sans nulle confusion, et toujours parfaitement distinctes, mais sans nulle séparation. Ce qui est possible parce que nous avons affaire là, ainsi que le disait Blaise Pascal, à des modalités appartenant à trois « ordres de réalité » différents.
Le corps tout d’abord. Eh ! bien, le corps ouvre précisément sur le premier ordre de réalité, soit le monde physique, sensible. Par ses cinq sens, il ouvre sur l’ordre de réalité matériel, on dit encore le monde des objets. Mais le corps n’est pas seulement « ouverture » et « sensation » : il est aussi « mouvement » et « action ». Par ses membres et organes, il permet d’agir sur le monde physique. Le corps est, pour la personne, son interface avec le monde extérieur : par lui elle peut s’exprimer dans ce monde, par lui encore ce dernier peut s’imprimer en elle. Par bien des côtés, le corps peut être valablement comparé à un scaphandre adapté à un milieu particulier. Dans notre milieu physique, le corps est pondéral, matériel. Mais peut-être cela ne lui est-il nullement essentiel. On peut, en effet, le penser d’abord comme une figure, une composante principalement formelle, laquelle serait plus ou moins matérielle suivant l’ordre de réalité où le sujet doit vivre et se manifester. En sorte que certains des organes que nous lui connaissons actuellement pourraient ne pas lui être essentiels. Nous effleurons-là une distinction délicate sur laquelle je ne peux m’étendre : celle séparant le « corps-sujet » du « corps-objet », ou encore du « corps-que-l’on-est » et du « corps-que-l’on-a ». Edith Stein, à ce propos, distingue le « corps » (leib en allemand) de la « chair » (körper) purement matérielle, chair qu’elle désigne comme la « face externe de notre intériorité ». Cependant, quoi qu’il en soit de l’intérêt d’une telle distinction, qui est d’ailleurs polysémique, elle ne doit pas faire perdre de vue qu’il n’est de corps vivant qu’appartenant à un sujet et que, certainement, la fonction première du corps est de permettre que nous localisions et identifions le sujet dont il manifeste la présence.
L’âme maintenant. Vous l’avez compris, le corps dont on vient de parler ne pourrait remplir la moindre de ses fonctions s’il n’était vivant, autrement dit animé, c’est-à-dire encore ayant part à une âme dont il bénéficie. Car âme, en latin se dit anima. Étymologie qui suffit d’ailleurs à prouver que, par définition et par excellence, l’animal a une âme. Mais l’étymologie grecque est ici aussi riche d’enseignement. Car « âme » en grec se dit psykhe. L’âme, en ce sens qui est le sens originel et qui sera le nôtre, n’est donc autre que cette part de l’homme qu’étudie la « psychologie ». Autrement dit, ainsi que je l’ai annoncé plus haut : la psyché, le psychisme, le mental. Vous le voyez, nous sommes loin de l’acception romanesque, sentimentale et dénaturée du mot. Loin aussi de son acception dévote et confessionnelle. Ceci remarqué nous retiendrons utilement de l’âme humaine les quatre traits que voici :
– De même que le corps est fait d’organes et qu’il exerce différentes fonctions, l’âme est composée de différentes instances psychiques (Ca, Moi, Soi, Surmoi, inconscient, etc.) et se définit par ses différentes facultés : cognitives, affectives, volitives, instinctives, etc.
– Il n’existe pas plus d’âmes sans corps, que de corps sans âme. Celle-ci forme avec celui-là une « uni-totalité ». Ce qui, nonobstant, ne les empêche nullement d’être par essence irréductibles l’un à l’autre : le monde des os, des cartilages, des viscères, des liquides physiologiques n’est certainement pas celui des pensées, des souvenirs, des idées, des rêves. Une preuve : les yeux du corps ne voient pas les idées et celles-ci n’en existent pas moins.
– De même que le corps, l’âme est aussi « ouverture » et « action » sur un monde particulier : à savoir le monde des sujets, celui des réalités intelligibles. En effet, seule mon âme peut m’ouvrir sur la votre, sur votre personne, et me permettre de « l’intelliger » de la « lire de l’intérieur ». Mais mon âme peut aussi, si elle le désire, « agir » sur la vôtre. Ceci par l’intermédiaire du langage, parlé ou non.
– On considère, enfin, que l’âme est le lieu (ou la substance) de notre intériorité, de notre moi, de notre personne, ou ce qui est dire encore une même chose : le lieu de notre conscience et de notre liberté. Parce qu’elle occupe une situation intermédiaire entre le corps et l’esprit, l’âme a par exemple la liberté de n’accorder de valeur et de sens véritables qu’à ce qui lui vient du corps. Auquel cas, qu’elle le veuille ou non, elle contribue à la matérialisation et à l’objectivation du monde. Et c’est bien ce que fait la société moderne, à coup de statistiques, de quantification, de mécanisation, d’informatisation de robotisation. Sur ce sujet le Pape Jean-Paul II était d’une extrême lucidité. Il n’est pas sot de dire de l’âme, ainsi inféodée au corps, qu’elle fait monter « l’enfer sur la terre ». Mais, à l’inverse, l’âme tournée vers l’esprit et aimantée par lui peut contribuer à spiritualiser le monde et ainsi faire descendre le « ciel sur la terre ». Nous retrouvons ici, mais autrement dite, l’immense responsabilité qui est la nôtre quand nous faisons le choix de considérer l’humain à travers un paradigme anthropologique donné plutôt qu’à travers un autre.
Et nous voici, maintenant, devant l’aporie suprême, car c’est de l’esprit aussi dont il nous faut bien parler. Afin de faire pressentir la difficulté en question j’aime à citer deux mystiques qui sont, je crois, parmi les plus grands que l’humanité ait connus. C’est dire qu’ils parlent de l’esprit en connaissance de cause. Le premier est hindou et vivait au VIII » siècle de notre ère. Le second est allemand et vécut de 1260 à 1327. Il s’agit de Shankara et de Maître Eckhart. Shankara disait de l’esprit qu’il est « ce devant quoi les mots reculent ». Et Maître Eckhart que « nul ne comprend ce que l’on en dit qui ne le connaît déjà ». Nous voilà donc avertis de la difficulté, voire de l’impossibilité, qu’il y a à parler utilement de l’esprit à ceux qui l’ignoreraient totalement.
Mais, bien heureusement, tel n’est pas votre cas. En effet, rappelez-vous ce que je disais en introduction : il est certain, qu’une fois au moins dans la vie, vous avez eu la tête hors de l’eau. Raison pour laquelle je vais me risquer à vous dire ce qui suit.
Nous le comprendrons mieux bientôt : l’esprit étant ce lieu en l’homme où ce dernier s’enracine en Dieu et où Dieu se déploie en lui, l’esprit humain, bien qu’humain, participe de l’Incréé et de l’Infini et par conséquent ne peut nullement se définir. Cependant, si nul ne peut le définir, on peut néanmoins le pressentir. Et, me semble-t-il, on peut aider grandement ce pressentiment à se dessiner de manière plus nette en commençant par camper la situation de l’esprit par rapport à l’âme. Tous, tout à l’heure, vous avez entr’aperçu la « distance incommensurable » qui sépare le monde des idées et des rêves de celui des intestins, des os et des muscles.
Eh ! bien, représentons-nous déjà, en suivant le judicieux conseil de Blaise Pascal, que la distance séparant le monde de l’esprit de celui des idées ordinaires est encore « infiniment plus infinie » que la précédente. Ce sont là les propres termes de Pascal qui lui aussi savait d’expérience de quoi il retourne. Certes, la notion de distance, qui est quantitative et géométrique, est ici très imparfaite, mais elle aide malgré tout à mettre les choses en place. Et de même en va-t-il de cette analogie suggérant que le corps ne délivre du réel qu’une image à une dimension, à la manière d’une simple ombre projetée sur une corde à linge, suggérant que l’âme en donnerait une image plane, une image à deux dimensions telle une photographie et que seul l’esprit en propose une représentation complète, en relief, à trois dimensions.
Mais, pour esquisser les rapports de l’esprit et de l’âme, il y a des analogies visuelles encore plus suggestives. Par exemple, celle de la « figure cachée » dans un dessin et qu’il convient de découvrir. Quels enfants n’a-t-on pas fait jouer avec de semblables dessins ? L’analogie dit ici, bien sûr, que les yeux de l’âme voient le dessin sans apercevoir la figure cachée et que celle-ci est seulement découverte par les yeux de l’esprit. L’analogie de l’anamorphose, ou encore celle des images tridimensionnelles dessinées par ordinateur sont encore plus parlantes et évocatrices. Mais nous pourrons peut-être y revenir (plus tard). Pour l’instant, je me contenterai de faire remarquer une immense qualité de ces analogies qui, toutes, disent que le monde vu par la grâce de l’esprit n’est nullement un autre monde que le monde ordinaire où nous vivons, mais bien le même monde perçu et vécu à une toute autre profondeur et lesté d’une toute autre signification.
Une autre analogie concernant l’âme et l’esprit et qui est aussi très parlante me vient encore à l’idée. Elle est celle de la personne ordinaire, du touriste, du quidam qui contemple des hiéroglyphes. Certes, cette personne voit formes, dessins, couleurs et reliefs, mais elle n’en comprend pas le sens. Or c’est bien là le cas de l’âme laissée à ses seules forces face au spectacle du monde. Elle n’en comprend pas le sens. Pour pénétrer celui-ci, il lui faudra devenir égyptologue, je veux dire se laisser féconder par l’esprit.
Mais on peut réfléchir à la condition réciproque de l’âme et de l’esprit d’une tout autre façon, peut être même encore plus instructive. Car si l’âme, à la manière du corps, est d’un côté « ouverture » ou « fenêtre », et de l’autre « activité » et « action », il en va très exactement de même de l’esprit. Car si le corps ouvre sur le monde physique par la sensation, si l’âme ouvre sur le monde psychique par l’intellection, l’esprit, lui, ouvre sur le monde spirituel, entendons le monde total, à trois dimensions, il ouvre sur ce monde par la contemplation. Ce monde nous est évidemment moins familier que le monde naturel et biologique. Suivant les époques et les courants de pensée, il est revêtu de noms différents. Pour les philosophes il est le monde des essences et non plus des seules apparences. Il est le monde de l’Un de Plotin, celui des Idées de Platon. En bref, il s’agit du monde des « réalités en soi » (ce monde que Nietzche avait en horreur). Qui le voit, connaît plus clairement la raison ultime des choses, leur début et leur fin. Contrairement au monde ordinaire ce monde est : non-local, atemporel, immatériel et par suite acausal. D’où l’étonnement, voire la stupeur, mais aussi le ravissement de ceux auxquels il se laisse parfois aimablement entrevoir. Suivant les religions, suivant les auteurs inspirés, il sera : le « Royaume des Cieux » de saint Matthieu, le « Royaume de Dieu » de Marc, Luc et Jean, le « Troisième ciel » de Saint Paul, le « Brahman » de l’hindouisme, le « Nirvana » du bouddhisme, le « Tao » du taoïsme, la « Terre pure » de l’amidisme, etc.
Chacun l’aura compris : l’esprit est en l’homme ce lieu où il ouvre sur Dieu, où il naît en Dieu, où il participe à Dieu. Conception que le christianisme complète en mettant en avant qu’il est de même et en retour le lieu en l’homme où celui-ci s’ouvre à Dieu, où ce dernier naît en l’homme, où il participe à la vie de l’homme et du monde.
Cependant, il faut en être certain : le monde spirituel n’est pas un « au-delà » de notre monde. Il ne fait pas nombre avec ce dernier. Ainsi que je le disais plus haut, il est le même, mais vécu différemment ou, plutôt, vécu par un être d’une nature déjà différente.
Je disais que l’esprit est non seulement « perception », mais aussi « action ». Le corps agit mécaniquement par ses gestes. L’âme par le langage. Le mode d’action de l’esprit est lui plus subtil. Il semble ne nécessiter aucune médiation. Il agit comme par simple présence, par émanation, par rayonnement. Qui a côtoyé des saints ou de vrais mystiques connaît cette impression. Mais peut être l’avez-vous déjà éprouvée. Ainsi, vous le constatez : à la manière du corps, l’esprit peut-être pertinemment compris comme une « interface ». Interface non avec le monde matériel, mais avec le spirituel. Par l’esprit, ce monde peut agir dans l’âme et, par lui, celle-ci peut agir dans ce monde. Par excellence, l’esprit est le chemin de la prière.
La prière est une action de l’esprit ad extra, vers l’extérieur. Cependant, l’action spirituelle est éminemment, et peut-être avant tout, dirigée ad intra, vers l’intérieur. Car je l’ai dit : si l’âme anime le corps et lui donne vie, l’esprit, pour sa part, spiritualise l’âme et le corps. Et, ce faisant, il les vivifie aussi. Mais je demande au lecteur d’être très attentif et j’y reviendrai tout à l’heure : la vie communiquée par l’esprit ne doit pas être confondue avec celle transmise par l’âme. Cette dernière est la vie naturelle, biologique, soit une vie obligée. Au sens précis des mots, elle est une vie partielle, relative, momentanée. Alors que celle dispensée par l’esprit est libre, totale, absolue et éternelle. Car l’esprit, tout en commençant à transfigurer celui qui l’accueille, lui confère déjà par là-même une immortalité qu’il ne possédait pas.
Mais, pour l’instant, concernant l’action de l’esprit, je désirerais que nous retenions ces deux choses. La première est que cette action est aussi imperceptible au corps, qu’inintelligible au seul mental, à la seule intelligence rationnelle et naturelle. Car en cette matière l’antique adage : « Seul le semblable voit le semblable » demeure de mise. Autrement dit : sans mon corps, je ne peux voir le vôtre, sans mon âme, comprendre la vôtre, sans esprit, apercevoir le vôtre, ni ses œuvres. L’autre chose est que, du moins dans notre condition actuelle, même aux plus grands, l’esprit ne se donne pas à connaître en lui-même, mais dans son fruit. Vous connaissez le principe du fruit. Jésus-Christ l’énonce joliment en Lc 6,44 :
« Chaque arbre se reconnaît à son fruit. Sur les épines on ne cueille certes pas des figues et sur un buisson on ne vendange pas du raisin ».
Ce que la sagesse populaire exprime plus platement en disant que « les chats ne font pas des chiens ». Mais alors ce fruit ? Pour l’observateur qui, de manière si incertaine que ce soit, est malgré tout capable de l’apercevoir, quel est-il ? C’est là la seconde chose sur laquelle je désirais attirer votre attention. Car ce fruit est parfaitement identifiable et parfaitement connu. Saint Paul, dans sa Lettre aux Galates, en énumère ainsi les premières et plus magnifiques composantes :
« Mais le fruit de l’esprit est amour, joie, paix, patience, bonté, fidélité, générosité, humilité, tempérance » (5,22).
Je ne peux, hélas !, commenter ici cette énumération. Mais ces neuf traits, encore qu’ils doivent être entendus de manière particulière, vous disent certainement déjà quelque chose. Et ils vous montrent aussi que, parlant de l’esprit, nous avançons malgré tout en terrain solide. Ils constituent d’ailleurs, vous le savez peut-être, des indicateurs très sûrs pour tout homme soucieux d’avancer sur le chemin de sa propre humanité.
Jésus, dans l’évangile de Jean, en son chapitre XV, qui est sans équivalent dans les synoptiques, propose l’image la plus juste et la plus précise qui se puisse concevoir des rapports liant l’esprit de l’homme à l’Esprit de Dieu, l’esprit humain à l’Esprit Saint. Il dit en effet :
« Je suis la vigne véritable et mon Père est le vigneron. Tout sarment en moi qui ne porte pas de fruit, il l’ôte et tout sarment qui porte du fruit, il l’émonde pour qu’il en porte d’avantage (…) Je suis la vigne, vous les sarments. Qui demeure en moi et moi en lui, celui-là porte beaucoup de fruits… » (Jn 15,1-5).
Or l’esprit de l’homme est bien, en l’homme, le lieu de cette greffe, le lieu de cette fécondation, par laquelle la nature humaine s’ouvre à la nature divine et l’accueille et par laquelle la nature divine se donne à l’humaine et en elle se déverse. Selon moi, le symbole classique qui tend à faire comprendre l’esprit comme un organe de vision – saint Paul parle des « yeux illuminés du cœur » – ce symbole est excellent. Mais l’image de la vigne et du sarment, du cep et du pampre, le symbole de la greffe, de la fécondation, est plus excellent encore. Cependant, tous deux gardent pour inconvénient de comprendre l’esprit sur un mode instrumental ; je veux dire de le désigner comme un lieu, ou un organe, qu’il soit de vision ou de fécondation. Tous deux souffrent en quelque sorte d’objectiver l’esprit.
Or, il faut absolument dépasser cela, car l’esprit est bien autre chose. Il est, au sens juste des mots, un être, un être vivant, une présence vivante. Je pourrais aussi bien dire une personne. Mais l’anthropologie ternaire, alors qu’on l’envisage uniquement sous l’angle de sa structure, ne permet pas d’appréhender correctement ce mystère. Pour cela, il est nécessaire d’avoir quelque lumière sur la manière dont elle conçoit la vie de l’homme et notamment sur la manière dont il naît à la vie. C’est donc la tierce partie de cet article qu’il nous faut maintenant aborder.
III – L’anthropologie ternaire considérée dans sa dynamique
Je viens de présenter l’esprit humain comme une personne. La manière est osée et je la sais contestable. Mais gardons-là, car elle explicite de l’esprit cette condition, qu’il partage avec celle de l’âme, condition faisant qu’il ne peut se concevoir valablement – et c’est tout à fait extraordinaire – que sous forme concrète et vivante. Nous l’avons déjà dit : l’âme, pas plus que le corps d’ailleurs, n’a de réalité en soi. Elle ne donne prise à l’observation et à la réflexion, à l’intelligence et à l’étude, que sous forme incarnée, sous forme de l’uni-totalité qu’elle anime, laquelle n’est autre que la personne naturelle faite de corps et d’âme. De reste, souvent dans l’Ecriture, le mot « âme » à lui seul signifie la personne saisie dans sa réalité biologique bidimensionnelle. Eh ! bien, il en va de même de l’esprit qui, dépourvu aussi de réalité en soi, ne peut être observé, ni conçu qu’à travers l’être, la personne à laquelle il donne vie et qui, elle, est tridimensionnelle, tissée de corps, d’âme et d’esprit.
A ce sujet on notera encore que le Nouveau Testament et les Pères emploient le mot « esprit » tant pour désigner la troisième et plus haute composante de l’homme, que pour désigner celui-ci en totalité dès lors qu’il est né à l’esprit, c’est-à-dire à lui-même. Mais considérons le fait suivant avec une grande attention. Certes, alors que l’homme, en toute conscience et dans la plus grande profondeur de son intériorité, consent librement à laisser grandir en lui son esprit, il change fondamentalement de condition. Non d’abord sur le plan de l’apparence, mais sur celui de l’essence, il devient un être entièrement nouveau. En quelque sorte, il « naît une seconde fois ». Mais encore convient-il de concevoir justement cette naissance. L’image de la parturition, l’image de l’âme qui, telle Marie adombrée par l’Esprit Saint engendre Jésus en son sein, est très belle. Mais elle incite à méditer sur deux personnes dont l’une se séparera et se distinguera de l’autre pour recevoir dans l’histoire une identité différente. Or il n’en va pas ainsi de la naissance spirituelle, de la seconde naissance, de celle par qui nous devenons « enfants de Dieu » comme le dit saint Jean.
Il faut, en fait, concevoir cette naissance comme celle progressive de l’adolescent dans l’enfant, ou bien encore celle de l’adulte dans l’adolescent. Au vrai, l’image la plus juste, pour serrer de plus près la naissance à l’esprit, est de la concevoir à la manière des métamorphoses animales, telles celles qui transforment les chenilles en papillons, ou différentes nymphes en libellules, en cigales, ou en cétoines dorées. Nous aurons à reparler tout à l’heure de ces métamorphoses biologiques tant elles offrent une didactique très sûre pour appréhender le processus d’accomplissement de l’être humain. Mais, parmi les enseignements les plus féconds de cette comparaison, il en est un dont je prends dès à présent le risque de vous dire un mot. Un que les saints, les mystiques et les spirituels ont le courage de regarder en face, mais que nous, hommes ordinaires, nous nous empressons d’oublier. A savoir que si l’anthropologie ternaire dit juste (ce que je crois profondément) en affirmant qu’il n’est d’homme fait, accompli, adulte, que deux fois né – ceci de la même manière qu’il n’y a de papillon achevé qu’extrait de sa chrysalide, qu’il n’y a d’imago que libéré de sa larve – alors ceci signifie très exactement, et inéluctablement, que nous ne sommes pas des hommes. Du moins pas vraiment. Du moins pas encore.
Car, tel est un enseignement fondamental de l’anthropologie ternaire, lequel comme bien d’autres, mais avant tous les autres, la distingue radicalement de l’anthropologie moderne, universitaire et, j’allais dire, « moralisante ». Cet enseignement est que notre humanité, et je vais le dire à la manière de Maurice Zundel, cette humanité n’est pas « derrière nous », mais « devant nous ». Cette leçon vaut pour chacun d’entre nous pris personnellement : elle dit à chacun que son humanité ne lui est pas donnée, mais qu’elle est pour lui, chaque jour, une tâche.
Cette leçon est d’une lucidité extrême et elle doit nous inciter à une modestie et une humilité, non moins extrême. Mais elle seule est au fond assez forte, douloureuse et cinglante pour que nous tentions l’effort de nous libérer de celui que nous croyons être, mais que nous ne sommes pas, pour devenir, enfin, celui-là même que nous sommes. Celui-là même dont nous portons tous au tréfonds de notre cœur l’indéfectible nostalgie et qui, depuis la nuit des temps, nous attend, nous appelle et nous aime.
Mais allons plus avant dans la connaissance de cet effort possible et mystérieux qui en nous libérant de notre moi accidentel nous donne à notre moi essentiel.
IV- De la naissance charnelle, naturelle, ou biologique à la seconde naissance, nouvelle, ou spirituelle
Je terminais le propos précédent en soulignant que, selon l’anthropologie spirituelle, il y aurait quelque présomption à nous prendre pour des hommes. De notre temps, Maurice Zundel ne dit pas autre chose et, déjà au deuxième siècle de notre ère, saint Irénée se moquait des gnostiques qui, disait-il, « se prennent déjà pour des dieux, alors qu’ils ne sont pas même encore des hommes ». Par d’autres voies, des scientifiques émettent aussi aujourd’hui la même idée. Ainsi vous vous souvenez, sans doute, de la profonde parole du grand éthologue Konrad Lorenz affirmant que : « Le fameux chaînon manquant entre le singe et l’homme, c’est… nous ! »
Mais focalisons plus précisément notre attention sur le fait que les deux anthropologies les plus importantes forgées par l’histoire, la dualiste et la tripartite, s’opposent catégoriquement sur la façon de considérer la naissance, la vie et la mort de l’homme. Voire : sa résurrection. Nous nous limiterons aujourd’hui à interroger cet antagonisme alors qu’il se manifeste à propos de la naissance et de la vie.
A croire ce que nos familles et l’université nous ont enseigné de la vie et de l’homme, selon donc le paradigme dualiste, ou binaire, nous sommes nés le jour où nous sommes sortis du ventre de notre mère biologique et il y a que nous sommes définitivement et seulement celui-là qui en est sorti. Il n’y a à ce sujet aucune ambiguïté : chacun connaît la date et le lieu de naissance inscrits sur sa carte d’identité. Et de même, chacun se confond avec celui ou celle qu’il voit sur sa photo d’identité. Il n’y a là aucun doute et, suivant l’anthropologie seulement binaire, il ne peut y en avoir. En effet, puisque selon elle, l’homme en tant que tel se définit par l’heureuse conjonction de son corps et de son âme, alors il est certain que le bébé qui apparaît entre les cuisses de sa mère est déjà homme. Il est même, sur le plan de l’essentiel, du définitionnel, un homme complet, achevé, puisque l’évidence est qu’il possède déjà un corps et une âme actuels, je veux dire en actes, vivants. Il les possède d’ailleurs dès avant sa naissance. Et ceci quand bien même – cela ne change rien sur le plan de l’essence – le corps et l’âme du jeune enfant sont d’évidence immatures et devront par la suite se développer pour se réaliser et devenir adultes. La vie biologique sert d’ailleurs à cela. C’est là du moins une tâche qui lui fait honneur et qui lui donne du sens.
On remarquera, au passage, que la quasi-totalité des institutions laïques et civiles a précisément pour objet de collaborer à cette tâche en aidant les individus tant à développer et cultiver leurs facultés psychologiques (intelligence, sensibilité, mémoire, etc.) que leurs possibilités physiques et corporelles. On notera aussi que, parce que le paradigme binaire est incapable d’assigner à l’existence humaine d’autres buts louables que ces deux-là, un inconvénient majeur de la société dualiste est d’engendrer des individus qui – une fois atteint le plafond de leurs possibilités psychiques et physiques (et cette échéance vient toujours très vite) – pensent avoir alors accompli leur dû et qu’en conséquence, à partir de maintenant, le reste du monde entier leur est dû. Et c’est alors le spectacle navrant que nous connaissons tous – spectacle que l’on observe dans toutes les catégories sociales – de ces gens qui n’ont plus d’autre idéal que de consommer et de consommer toujours plus.
Spectacle de personnes qui, en outre, sont tétanisées jusqu’à la moelle par la perspective de la mort puisque l’anthropologie dualiste leur a enseigné à s’identifier pleinement avec la part naturelle de leur être, part dont une composante ontologique, essentielle, définitionnelle – donc vitale, j’ai nommé le corps physique – est manifestement vouée à la décomposition. Saint Bernard aimait à évoquer cet avenir implacable en des termes corrosifs, mais salutaires. Il disait : « Post hominem, vermis. Post vermis, foetor et horror », soit : « Après l’homme, le ver. Après le ver, la puanteur et l’horreur ». Mais laissons la mort de coté pour revenir à son terme symétrique et presque antonyme : la naissance, et aussi à la vie qui la suit. Ce qui permettra de mettre dans la lumière la plus vive que sur ces questions essentielles l’anthropologie ternaire et la dualiste s’opposent frontalement.
Certes, il est évident aux yeux de l’anthropologie ternaire que la première naissance, la naissance biologique, dote effectivement le nouveau-né d’un corps et d’une âme. Mais, ce faisant, elle ne lui confère qu’une « part seulement de son humanité », puisque selon la vision ternaire l’homme, l’homme véritable, complet, réalisé, est indissociablement « corps, âme et esprit ». Or il est patent que la première naissance ne pourvoit pas l’enfant d’un esprit « actuel ». Celui-ci est, au mieux, seulement en germe, seulement virtuel. Ce faisant, nous n’héritons donc jamais de la naissance naturelle qu’une vie partielle, relative, momentanée. « Partielle », parce qu’elle n’anime qu’une part de l’être. « Relative » compte tenu de toutes les pesanteurs et restrictions qui l’oblitèrent. « Momentanée », puisqu’à défaut d’être vivifiée à son tour par l’esprit, elle court inéluctablement à sa perte. Perte qu’elle trouvera dans l’anéantissement d’une mort que l’Ecriture nomme la « seconde mort ».
Ainsi nous faut-il bien regarder cette chose en face : dans l’optique spirituelle, ou ternaire, quand bien même je serais Einstein, Bac, Rembrandt, Tolstoï et Hölderlin réunis, si je n’ai pas actualisé mon esprit, si je ne l’ai pas mis en œuvre, si je ne lui ai pas fait porter de fruit, je ne suis pas plus humain, pas plus un homme fait, achevé, qu’une larve n’est l’imago dont elle porte la possibilité et la responsabilité. Saint Paul disait cela en des termes extraordinaires que vous connaissez tous :
« Quand je connaîtrais tous les mystères et toute la science, quand j’aurais toute la foi (…), quand je distribuerais tous mes biens, quand je livrerais mon corps aux flammes, si je n’ai pas l’amour, je ne suis rien » (1 Cor 13, 2-3).
En effet, ainsi que nous allons le comprendre, l’esprit et l’amour sont un même être. Et il est sûr qu’aux yeux de Saint Paul demeurer une larve, si belle et dodue soit-elle, ou être rien – la larve étant vouée au rien – c’est une même chose. Sain Paul utilise d’ailleurs lui-même et à plusieurs reprises la notion de métamorphose pour signifier la seconde naissance, la transformation par laquelle l’être humain, en accueillant et actualisant son esprit, hérite d’une vie fondamentalement différente, non plus partielle mais totale, non plus relative mais absolue, non plus temporaire mais éternelle.
Accordons quelque attention à ce qu’enseigne le modèle des métamorphoses animales au sujet de la nouvelle naissance humaine. Mais ceci, puisque nous sommes chrétiens, non sans vous avoir au préalable remis en mémoire que cette seconde naissance est tout à la fois à la racine, au cœur et à la cime de l’enseignement de Jésus, de l’enseignement des apôtres et des Pères, ainsi que de celui de tous les mystiques véritables. Voyez ainsi saint Jean qui, dès son Prologue, campe magnifiquement le Verbe de Dieu, lumière véritable descendue dans le monde, qui donne à tous ceux qui la reçoivent le « pouvoir de devenir enfant de Dieu (Jn 1,12), c’est-à-dire le pouvoir de naître une nouvelle fois, de naître non plus de la chair, mais de l’esprit (Jn 3,6).
Mais regardez et écoutez surtout Jésus-Christ dont le premier miracle selon saint Jean, celui des noces de Cana, laisse apercevoir, à travers la symbolique des jarres de pierre, de l’eau et du vin, le ternaire humain et, à travers la transformation de l’eau en vin, le mystère de notre naissance à l’esprit. Ecoutez-le, tout au long du chapitre III du même évangile, expliquer à Nicodème les secrets de cette naisance (Jn 3,1-21). Ecoutez-le encore sur la croix annoncer aux chrétiens que Marie est leur « mère » (Jn 19,27), c’est-à-dire bien sûr leur « seconde mère », celle qui les fera naître une deuxième fois.
Saint Paul, plus encore que les évangélistes, axe sa prédication autour de la naissance nouvelle. Sans cependant la nommer ainsi, puisqu’il préfère parler en termes de « conversion », de « renouvellement », de « transformation », de « transfiguration », de « métamorphose ». Et aussi dévoiler cette dernière comme passage de « l’homme ancien » à « l’homme nouveau » (2 Co 5,17), de « l’homme vieux » à « l’homme neuf » (1 Co 2,13-15), de « l’homme extérieur » à « l’homme intérieur » (2 Co 4,16) de « l’homme charnel et psychique » à « l’homme libre et spirituel ».
Saint Irénée, le premier et plus grand théoricien de l’anthropologie ternaire, accordait bien sûr une place suréminente à la distinction des deux naissances. Il disait que par la première nous héritons de la mort et par la seconde de la vie. Et, bien entendu, toute vie monacale et contemplative, en bref toute vie mystique, serait dépourvue de toute signification véritable si l’homme ne portait réellement en lui ce germe dont l’éclosion lui permet de naître à lui-même. Que toute la mystique de Maître Eckhart soit centrée sur la naissance éternelle de Dieu en nous, sur la nouvelle naissance, comme le constate Jeanne Ancelet-Hustache ne doit donc pas nous étonner. Et je ne vous étonnerai pas non plus en vous certifiant qu’il en va exactement de même aujourd’hui de l’anthropologie de Maurice Zundel, ou encore de celle d’Edith Stein.
Mais revenons donc un instant sur cette analogie de la métamorphose animale. Analogie bien connue de tous les grands mystiques, comme en témoigne par exemple sainte Thérèse d’Avila qui médite longuement, dans Le Château intérieur, sur la condition du ver à soie qui se métamorphose en papillon. Nous noterons au passage que le monde végétal, lui non plus, n’est pas sans proposer à l’anthropologie ternaire des images suggestives. Ainsi celle de la déhiscence des anthères qui libère le pollen, celle des fruits qui libère les graines, celles des graines qui libèrent des plantules, ou encore l’image de la plantule qui se transforme en plante.
Mais, à ce sujet, vous n’êtes pas sans savoir que Jésus aimait particulièrement ces métaphores végétales. Je pense par exemple à la mort du grain de blé dans l’évangile de Jean (12, 24-25), mais aussi à la « Parabole du semeur » présente dans chacun des trois évangiles synoptiques (Mt 13,1-9 ; Mc 4,1-9 ; Lc 8,4-8). D’ailleurs, la référence à ces images naturelles, qu’elles soient animales ou végétales, s’avère être une constante de la mystique, non pas seulement occidentale, mais universelle. Ainsi la retrouvons-nous, par exemple, dans le bouddhisme Mahâyâna qui présente la « nature de Bouddha » – c’est-à-dire la nature spirituelle que nous possédons tous de manière virtuelle, donc l’esprit – sous la forme d’une « graine d’éveil » ou encore à travers un mot très compliqué qui signifie précisément « l’embryon de celui qui vient ».
Etonnamment, ces métaphores informent sur la seconde naissance et aident à la concevoir de manière juste, autant en raison de leurs ressemblances avec celle-ci qu’en raison de leurs différences. Ainsi, dans le registre de la ressemblance, nous savons que les métamorphoses animales n’engendrent pas un autre être, mais le même et ceci malgré que sa nature soit maintenant radicalement autre. Il y a aussi que l’imago bénéficie d’une vie extraordinairement différente de celle de la larve et qu’il vit maintenant dans un tout autre milieu. Quittant, par exemple, le monde souterrain pour vivre en surface, le monde aquatique pour le monde terrestre ou la terre pour le monde aquatique, ou l’eau et la terre pour le monde de l’air, etc. Or, on observe aussi un changement de milieu comparable lorsque l’homme se défait de son conditionnement bio-psychique pour s’ouvrir à sa condition spirituelle. Il y a aussi dans le monde animal ce phénomène de la « néoténie » faisant que si des larves se reproduisent elles ne donnent jamais naissance qu’à des larves qui resteront immatures. Seuls les imago engendrent des larves qui se métamorphoseront. Or on observe la même loi dans le genre humain.
Mais je n’ai, hélas !, guère le temps d’expliquer plus avant ces ressemblances. D’autant qu’on observe, d’autre part, deux différences absolument essentielles, dont je ne me pardonnerais pas de ne pas vous les avoir signalées. Une telle omission est en effet susceptible d’entraîner des erreurs de compréhension extrêmement dommageables. Je veux dire ceci.
Tout d’abord, il convient de garder présent à l’esprit l’évidence faisant que toutes les métamorphoses animales s’inscrivent forcément dans l’espace et dans le temps et ceci tout au long de leur parcours. Elles ont un début et une fin. Et elles libèrent un être certes achevé et parfait, mais qui n’en est pas moins destiné à mourir. L’imago est en effet un être fini, un être qui ne sort pas du monde de la finitude. Or donc, il en va de façon toute différente de la seconde naissance humaine. Bien sûr, elle commence dans le temps, elle a un début que l’on peut situer et dater. Cependant, l’être qu’elle met au jour, du fait même qu’il participe à la nature divine et éternelle à laquelle il se prête, cet être n’est certainement plus fini, mais infini. Du moins tend-il à le devenir.
Par où cette naissance ne doit jamais être comprise comme un événement instantané, ni même momentané, mais comme un événement progressif qui se déroule dans la continuité et qui ne connaît pas de fin. Du fait de sa définition même, cette naissance n’est jamais acquise, jamais passée, jamais faite, mais toujours à venir, toujours à faire. « Jamais derrière », « toujours devant », comme disait le grand Zundel. De là l’humilité sans mesure de tous les grands mystiques.
La deuxième divergence que je désirais exposer est tout aussi capitale. Car les transformations animales, ou végétales, ne sont pas libres. Le têtard n’a pas la liberté de refuser de se transformer en grenouille, ni non plus le gland de devenir chêne. Leur métamorphose leur est strictement imposée. Or ce n’est absolument pas le cas de la deuxième naissance, laquelle par essence est un événement absolument libre. Un événement nullement imposé, mais seulement proposé. Il y a là un trait qui, entre autres, mais plus fondamentalement que bien d’autres, différencie sans ambiguïté la seconde naissance de notre naissance biologique. Car celle-là, vous en conviendrez, nous a certes été donnée, mais de manière imposée. Du moins, n’avons-nous eu en rien la liberté de la refuser. Alors qu’au contraire, nous pouvons par contre refuser très efficacement, voire définitivement, de naître une nouvelle fois. Et c’est bien là ce que, la plupart du temps, nous faisons tous, – n’est-ce pas ? – ne serait-ce, par exemple, qu’en nous mettant avec prédilection dans des situations où notre avènement s’avère improbable et même impossible.
Cette question de la liberté, dès lors que l’on traite de l’esprit, est véritablement capitale. Elle permet notamment d’éviter cet amalgame conceptuel, aussi fréquent que dommageable, qui aboutit à confondre « naissance spirituelle » et « expérience spirituelle », « libération spirituelle » et simple « éveil ». Car ces deux événements doivent être nettement différenciés. Imaginons, par exemple, les instants d’émerveillement et de ravissement que connurent J.J. Rousseau sur son île, le philosophe Maine de Biran en se promenant dans son parc, le dramaturge Eugène Ionesco dans une rue déserte, un matin de juin, l’écrivain Nathalie Sarraute dans les Jardins du Luxembourg, ou encore Maurice Zundel dans la chapelle des Médicis à Florence. Ces heures « étoilées », pour reprendre l’expression de Stéphane Zweig, sont à maints égards des expériences spirituelles authentiques. Ce sont réellement des instants d’éveil, des instants où le « poisson a la tête hors de l’eau ».
Cependant, la libération, ou seconde naissance est encore bien autre chose. Car elle nécessite, absolument, le consentement conscient, définitif et parfaitement libre de l’âme à l’esprit. Sans ce consentement totalement libre de la personne à celui qui, en elle, est plus grand qu’elle – et aussi plus réel qu’elle puisqu’il préfigure son imago – on ne saurait valablement parler de nouvelle naissance. Et je rappelle qu’il s’agit là d’un processus sans fin. Raison pour laquelle ce consentement doit être sans cesse renouvelé, réitéré.
Or donc, vous l’avez peut-être déjà pressenti, un tel consentement, qui engage librement, totalement et sans réserve le tout de l’être, ne peut être donné à nul autre qu’à l’amour. Et vous avez raison, car l’esprit et l’amour sont un seul et même être. L’équation est déjà vraie théologiquement parlant, au sein même de la Trinité divine, mais elle est vraie aussi anthropologiquement parlant, au cœur même du ternaire humain. A condition bien sûr d’en référer, non certes à l’amour charnel, ni à l’amour sentimental, mais à l’amour spirituel, lequel n’est pas de nature affective, ou bien de manière si accessoire. Car l’amour spirituel, loin d’être un sentiment, est avant tout conscience, volonté et acte. Je veux dire « conscience » qu’il n’y a de bien véritable pour l’homme et l’espèce humaine que dans la nouvelle naissance. « Volonté » de se dévouer à tout faire pour faciliter celle-ci en soi comme en l’autre et chez tous les autres. Enfin « mise en actes » de cette même volonté. Ainsi, vous le voyez, on peut tenir au fond que la nouvelle naissance est la prise de conscience décisive qu’elle seule est désirable, qu’elle seule mérite d’être recherchée et ceci tant pour soi, que pour autrui et le monde-même. Car, ne l’oublions pas, la nature, les animaux, les plantes ne se transfigureront et ne seront sauvés que dans la mesure de notre propre achèvement. Oui, nous sommes responsable du monde et ceci de manière infiniment plus ample et profonde que ne le pensent d’ordinaire les écologistes.
Il y a bien des aspects, notamment phénoménologiques, de la naissance à soi-même que je n’ai pu aborder. Notamment qu’elle exige, à la manière de la naissance charnelle, un milieu et des aliments qui lui soient propices. Aussi ce fait essentiel que c’est à la religion et à ses institutions qu’il incombe de les fournir. Devoir que le bouddhisme remplit en offrant ses « trois joyaux » – le Bouddha, le Dharma et la Sanghâ – et le christianisme en nous donnant le Christ, l’Evangile et l’Eglise. Mais sans doute en conviendrez-vous : nous venons soulever suffisamment de grandes questions comme cela !
Michel Fromaget