En 1348, la peste noire ravage Florence. Dans cette cité pétrie d’art et de commerce, où l’on croise Dante encore dans les mémoires et Pétrarque au détour d’une lettre, un jeune humaniste entreprend de donner voix à la fragilité humaine par le biais de la fiction. Giovanni Boccaccio compose alors Le Décaméron, cent récits confiés à dix jeunes Florentins réfugiés dans une villa de campagne pour échapper à la mort qui rôde. Ce chef-d’œuvre qui mêle érotisme, ruse, douleur et rire traverse les siècles en une puissante célébration de la vie.
En 2025, les Éditions Diane de Selliers offrent une réédition somptueuse de ce monument littéraire dans La Petite Collection. Relié, riche de 660 pages et accompagné d’une constellation d’images, l’ouvrage se présente comme une véritable fresque humaniste où l’art dialogue avec le texte dans un éclat de couleurs et de traits.
« On ne doit pas accorder moins de liberté à la plume qu’au pinceau du peintre », déclarait Boccace. Cette conviction irrigue chaque page du Décaméron. Ses histoires, tantôt grivoises, tantôt tragiques, toujours malicieuses, disent la victoire des instincts sur les conventions, des passions sur les censures. En plaçant les femmes au centre — non comme objets mais comme sujets désirants, rusés, courageux, motrices des rebondissements — Boccace rompt avec la rigidité médiévale et ouvre les portes de la modernité. A la fois miroir et refuge, le Decameron devient ainsi un théâtre re-naissant où s’éprouve l’ambivalence de l’âme humaine charriée entre amour sublime et désir charnel, fidélité et trahison, fortune et misère.
Ce qui rend cette édition remarquable est l’immense appareil iconographique qui l’accompagne, plus de cinq cents œuvres dialoguent avec les nouvelles. L’ensemble forme une anthologie visuelle du Trecento et du Quattrocento italiens où l’on sent battre le pouls de la Renaissance naissante.
- Les dessins de Boccace lui-même, à la plume et à l’aquarelle, témoignent d’un écrivain qui se faisait aussi artiste, traçant des silhouettes pour ses récits.
- Les miniatures précieuses : celles du Manuscrit du Maître de la Cité des Dames (Vatican) et celles du Manuscrit Ceffini (BnF), véritables joyaux enluminés où l’or et l’azur magnifient les scènes amoureuses.
- Les bois gravés et panneaux peints qui ornaient coffres de mariage et plateaux d’accouchée, objets du quotidien où les récits du Décaméron se propageaient comme une mémoire vivante.
- Les fresques italiennes, dont certains détails semblent ressuscités pour l’occasion, rappellent que la peinture murale fut l’autre grande narration de l’époque.
Chaque illustration ne se contente pas d’orner, mais prolonge le texte en offrant au lecteur une expérience de lecture immersive, parfois quasi synesthésique.
Le Décaméron naît dans une époque de bascule. La peste noire décime l’Europe e révèle la fragilité des institutions religieuses et sociales. En proposant des histoires contées par des jeunes (et moins jeunes) gens retirés dans la nature, Boccace invente une nouvelle forme de sagesse qui relève non plus d’une leçon doctrinal figée mais de l’expérience humaine partagée. Ce cadre narratif annonce bien évidemment le retour post-médiéval de l’homme au centre de la réflexion, non plus seulement pécheur ou croyant, mais être de désir, de raison et de… ruse (au sens de gain économique latin et d’intelligence grecque des situations). L’œuvre circulera rapidement en Europe, traduite, adaptée, parfois censurée, toujours lue comme un laboratoire de la modernité.
Ainsi, dès le XVe siècle, Le Décaméron devient une référence dans les cours italiennes et françaises. En France, le texte est accueilli avec un mélange de fascination et de méfiance ; sa truculence amuse, mais son audace trouble. Marguerite de Navarre lui rend hommage avec son Heptaméron qui transpose la structure de Boccace à la cour de Nérac. Plus largement, son esprit libertin et son goût pour la ruse influenceront des auteurs aussi divers que Rabelais, Molière ou La Fontaine. Au XIXe siècle, il sera à la fois exalté par les romantiques et surveillé par les censeurs bourgeois et autres nouveaux moralistes. Aujourd’hui, il demeure une matrice de récits, à la croisée de la nouvelle, du roman et du théâtre.
Ce qui frappe le lecteur dans cette édition, c’est la manière dont texte et image composent une même dramaturgie. Chaque nouvelle du Décaméron fonctionne comme une scène : un décor, des personnages, une action vive, une chute. Boccace, en narrateur précis et malicieux, découpe ses récits avec un sens du rythme qui évoque déjà le montage cinématographique.
Les miniatures, panneaux et fresques, par leur séquence d’images, accentuent ce mouvement. L’œil parcourt les scènes comme on suivrait les plans d’un film : gros plans sur les visages expressifs, panoramas des banquets, cadrages serrés sur les ébats clandestins ou les ruses révélées. La succession des histoires, ponctuée d’illustrations, produit un effet quasi cinétique, comme si la littérature et la peinture avaient inventé ensemble une grammaire du récit visuel bien avant l’apparition de la caméra.
Cet accord du texte et de l’image relève d’un même projet humaniste qui est de capter le vivant dans toute son amplitude. L’écriture de Boccace, libre, charnelle, universelle, et la peinture des maîtres italiens, sensuelle, colorée, foisonnante, conjuguent leurs forces pour inventer une comédie humaine avant la lettre. L’un raconte, l’autre montre ; et dans ce dialogue, le lecteur d’aujourd’hui retrouve l’énergie brute d’une Renaissance en train de naître.
Ce caractère « cinématographique avant l’heure » a trouvé sa postérité directe dans le XXe siècle. En 1971, Pier Paolo Pasolini adapte Le Décaméron au cinéma, il y retrouve la crudité, la liberté et la vitalité qui traversent déjà les enluminures et les récits de Boccace. Son film, succession de tableaux à la sensualité éclatante, reprend la logique du montage narratif médiéval où chaque histoire se détache, mais l’ensemble forme une mosaïque vivante. Le lien est frappant, comme les miniatures et fresques dialoguant avec le texte, le cinéma de Pasolini transforme la nouvelle en image, la ruse en geste, le désir en corps. On pourrait dire que Boccace et ses illustrateurs ont inventé une syntaxe visuelle que le cinéma moderne n’a fait que prolonger, voire radicaliser.
D’autres cinéastes — de Fellini à Kathleen Jordan en passant par Greenaway — ont puisé dans cet héritage une même fascination pour la narration polyphonique, l’érotisme comme énergie vitale, et l’art comme archive du désir humain. La réédition Diane de Selliers rappelle que ce langage total, né du mariage de la plume et du pinceau, contenait déjà en germe la puissance du septième art.
Avec ce Décaméron richement illustré, Diane de Selliers s’inscrit dans une lignée éditoriale où le livre dépasse sa fonction de support pour devenir une œuvre d’art totale. On songe à ses propres éditions monumentales — Les Métamorphoses d’Ovide, Les Fables de La Fontaine, Les Romans de la Table Ronde — qui, chacune, associent le texte fondateur à un univers iconographique foisonnant.
Ce geste n’est pas qu’esthétique, il prolonge l’humanisme renaissant dans notre modernité. Il affirme que lire n’est pas seulement déchiffrer des signes, mais plonger dans une expérience sensorielle, visuelle, intellectuelle, presque musicale. Le livre devient un espace scénique où se rejoue la comédie humaine.En cela, la réédition du Décaméron en 2025 rejoint une tradition séculaire et en même temps la renouvelle en un art tendanciellement total où littérature et peinture, récit et image, manuscrit et cinéma, se tendent la main pour témoigner de l’inépuisable énergie de vivre.

Référence
Reliure soignée, format généreux (26 x 19 cm), papier de qualité, traduction dirigée par Christian Bec. Tout concourt à faire de cette réédition un ouvrage de référence autant qu’un objet de plaisir. À 68 euros, il se situe à la croisée de l’érudition et de la beauté accessible.
Le Décaméron de Boccace illustré par l’auteur et les peintres de son époque
Éditions Diane de Selliers – La Petite Collection – Réédition 2025
Ouvrage relié, 660 pages, en français
ISBN 9782364371484
Prix 68 €












