Au-delà des collines > La spirale du malheur

cinéma, film unidivers, critique, information, magazine, journal, spiritualité, moviesAu-delà des collines, il y a un monastère de femmes. Nous sommes en Roumanie. De nos jours mais comme dans un temps archaïque. Deux jeunes femmes vont devoir partager la foi de l’une et le désespoir fou de l’autre. Inspiré par un fait divers récent, Cristian Mungiu, primé à Cannes, signe un film sombre  mais en rien manichéen. Au-delà des collines plane l’impossibilité de la Grâce…

Alina a 24 ans, elle est orpheline, son père s’est pendu, sa mère l’a abandonnée (on n’en sait pas plus) et elle a appris à vivre en combattant, y compris en adoptant le karaté. Elle est partie travailler en Allemagne, mais ne peut se passer de son inséparable compagne d’orphelinat, Voichita, qui, elle, est devenue nonne dans un petit monastère de la Moldavie roumaine. Elle a entrepris de venir la chercher pour l’emmener avec elle.
Voichita l’accueille, mais lui demande de comprendre que désormais elle ne se sent plus seule grâce à Dieu. Alina ne l’entend pas, se voit confrontée à un univers étranger qu’elle ressent comme oppressant, devient la proie de troubles psychiques, veut se suicider. L’hôpital ne peut faire grand-chose et la renvoie dans le monastère. Mais son état de crise perdure, jetant le trouble dans la petite communauté d’une dizaine de moniales chaperonnée par un prêtre (orthodoxe bien sûr, puisque nous sommes en Roumanie).

Abandon et Possession

Alina est-elle possédée ? Le prêtre veut expulser l’intruse, mais Voichita arrive à le convaincre qu’avec un peu de temps tout ira mieux et que la grâce fera son effet. Rien n’y fera. Face à ses cris et à ses crises, ses blasphèmes et son agressivité physique, les sœurs complètement désemparées ne voient pas d’autre issue que de la ligoter et la bâillonner sur un « brancard » de planches.
L’hôpital n’en veut pas, ni sa famille d’accueil, personne ne l’attend nulle part. Que faire sinon en quelque sorte l’exorciser ? Alina se lèvera un matin apaisé, mais pour quelques minutes plus tard mourir. Le médecin, constatant les plaies dues aux liens, alerte la police qui va embarquer les « meurtriers » chez le procureur. Là est une grande scène quand le policier demande au prêtre et à une sœur de monter dans le fourgon, ce sont presque toutes les nonnes, accablées, qui vont y grimper, se sentant si responsables collectivement.

Indifférence et oppression

Ainsi Au-delà des collines est un film sur l’échec de la Grâce. Pas militant, sans pesanteur, car le réalisateur laisse le spectateur juger de la responsabilité de chacun. Le film dit, en fait, qu’il est bien difficile de faire échec au malheur, d’échapper à la folie quand tout peut nous rendre fous. La première et la dernière image apparemment anodines, mais sont si révélatrices du propos de Mungiu. La première, oppressante, est celle de Voichita remontant face à une foule, un très étroit quai de gare coincé entre deux trains. La dernière est celle de l’arrêt du fourgon de police, après des embouteillages et sans doute à cause de travaux. On entend qu’un enfant a tué sa mère et a filmé son crime.
En écho, le policier de dire qu’il y a décidément « beaucoup de malheur. » Une giclée de boue vient se coller au pare-brise. Le film s’arrête comme perforé par un bruit intense de marteau-piqueur. Et tout au long de ce film, ces aboiements de chiens plus ou moins lointains… Dans la banalité du quotidien, cette atrocité toujours prête à surgir. Comme si on ne pouvait jamais s’en sortir. Et même, « au-delà des collines » (dupa dealuri), dans un pays à part où la Grâce pourrait s’accomplir, le monde reste impitoyablement fermé.

 Universel et roumain

Il y a dans ce film un propos universel, mais dont le terreau est assurément roumain. Il est impossible, pour qui connaît un peu la Roumanie, de ne pas y voir aussi un drame qui prend la couleur du pays de Mungiu, le réalisateur né en 1968 et qui participa au renversement de la dictature. Les Dacia  peuplent les routes locales. Le bois comme matériau est archi-présent. Les monastères au féminin y pullulent comme les orphelinats si tristement célèbres. De Dracula à Ceaucescu, la Roumanie est aussi un conte cruel. Ces histoires terribles de chasse à l’homme et aux moines dans les montagnes par la police politique. Ces histoires d’exorcisme qui finissent mal, comme si c’était tout un pays ne parvenait pas à se sauver du malheur.
La grande question que pose le film est de savoir comment on survit à l’oppression du malheur. Le malheur, ce mélange, qui aura duré un demi-siècle, de misère matérielle et d’oppression des libertés, pour donner un pays où les « résistants » partent en exil ou se font assassiner, où tous les vices deviennent des sauf-conduits, où la misère morale et mentale s’installe partout ravageant les âmes, les villes et toute beauté. Un pays bourreau où même une petite communauté essayant de sauver une jeune femme se fait bourreau. Comme s’il était impossible de se sortir de ce drame qu’on dirait de dimension cosmique qui habita un temps la Roumanie, même s’il n’existe en la matière aucune exclusivité.

 
Noir et profond

Il y a une histoire avec son suspense, ses nombreux plans-séquences de grande beauté, ses multiples zones d’ombre savamment entretenues, ses différents niveaux de lecture. Si le film dure deux heures et demie, c’est qu’il laisse œuvrer une lenteur qui sied à la profondeur des sentiments et aux interrogations de l’âme. Il y a un décor qui est celui de la pauvreté et un huis clos en forme de hameau monastique sans électricité et où l’eau vient du puits. Un monde enclavé, pénitent, obsédé par le péché.
Certains ne retiendront que l’obscurantisme religieux alors que pour Mungiu le drame qui se joue dépasse bien largement le seul enclos des moniales où résonne aussi la douceur de la voix de Voichita. Il y a surtout beaucoup de noir et même du noirâtre. Et bien sûr, en contraste, de la neige. Bien sûr, car les films ayant pour cadre des communautés spirituelles semblent ne pouvoir s’en passer depuis l’extraordinaire Le Grand silence (voir notre article sur les moines de la Chartreuse) jusqu’au Des Hommes et des dieux (la tragédie des moines de Tibhirine).
Il est vrai que la neige apporte son apaisement, fait écho à la prière silencieuse, glisse son vide ou son plein, comme on voudra. En écho à la beauté à la liturgie qui se joue dans certains lieux clos dits sacrés, mais aussi dans le ciel de l’univers…

Et toujours ce cri qui résonne à travers tout le film : « Pourquoi m’as-tu abandonné ? »

Au-delà des collines, de Cristian Mungiu. Durée: 2h30. Prix à Cannes 2012 du scénario et prix d’interprétation féminine pour Cristina Flutur et Cosmina Stratan, toutes deux dans leur premier rôle au cinéma. 

 

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