Avec cette première BD Derrière le rideau, l’autrice italienne Sara Del Giudice évoque avec douceur le passage d’une enfant juive vers l’adolescence en pleine montée du nazisme. Tendre et instructif.
C’est un grand morceau de tissu. On l’accroche près du plafond et on le laisse aller parfois jusqu’au sol. C’est un rideau. Un rideau, fait simplement pour occulter la lumière, pour faire pénétrer l’obscurité dans une pièce. Mais lorsqu’une petite fille de huit ans se dissimule derrière, cela devient un lieu étrange et mystérieux, un poste d’observation, un mur, une frontière entre le monde des enfants et des adultes. Lorsqu’un papa s’y cache avec une femme autre que la maman, cela devient un secret lourd à porter, une découverte d’un ailleurs plein de violences et de douleurs. Le rideau comme un fil conducteur d’un récit.
La famille de Yaël, qui vit en Provence dans les années trente, a en effet ses mystères, ses non-dits comme toutes les familles. Il y a la maman juive qui est en mauvaise santé et dissimule son état, une famille paternelle catholique antisémite que l’on ne voit guère et rejette le mariage de leur fils. Et puis il y a le monde autour qui devient étrange, des mots à la radio oppressants, une atmosphère lourde et menaçante, des adultes qui chuchotent et semblent très inquiets. L’horreur approche de l’Europe mais Yaël et sa petite sœur n’ont pas les mots pour qualifier cette angoisse qui monte. Conflits familiaux et conflits mondiaux s’imbriquent étroitement et troublent la vision et la compréhension de l’existence à venir.
Le scénario de Derrière le rideau, parfaitement maîtrisé, se déroule comme un journal tenu de 1932 à 1942, à hauteur d’enfant, puis d’adolescente, et on ne peut pas ne pas évoquer Le Journal d’Anne Frank. Ces yeux des deux sœurs qui découvrent la vraie vie, ses difficultés, rendent le récit tendre et doux, protégé par une forme d’innocence originelle. On ressent profondément et subtilement ce passage de l’enfance à l’adolescence où se découvrent les sentiments amoureux des adultes, les modifications du corps, et peu à peu la prise de conscience d’être juive, à ses propres yeux mais aussi et surtout aux yeux des autres, ces « autres » qui vont promulguer les premières lois antisémites.
Cette vision décalée de Derrière le rideau permet d’évoquer la dureté de l’époque, qui n’est pas montrée directement mais avec beaucoup de distanciation : les adolescentes ne sont pas confrontées directement aux horreurs de la guerre mais leur poids est bien présent comme l’attitude des grands parents paternels qui les rend odieux car incompréhensible. Aucune naïveté enfantine mais plutôt le regard normal d’êtres sans préjugés des adultes.
Le dessin aux douces rondeurs, aux traits délicats, aux couleurs pâles, colle parfaitement à ce regard où le bien et le mal ne se discernent pas si facilement. Ainsi, pas de héros mais des femmes et des hommes emplis d’humanité et de bon sens tel le père qui se remarie rapidement après la mort de son épouse mais sur qui le regard de Yaël changera en même temps qu’elle grandira. Le manichéisme laisse la place à la complexité.
Cette initiation à la vie se complète parfaitement d’une initiation à l’Histoire pour les lecteurs plus jeunes qui s’imprègneront de la période grâce au récit, mais aussi à un glossaire et un rappel historique du contexte, placés en fin d’ouvrage.
Sara Del Giudice est une jeune autrice italienne de 24 ans en études à l’Ecole Supérieure Européenne Supérieure de l’Image d’Angoulême. Cette BD Derrière le rideau est sa première réalisation et annonce assurément de beaux albums à venir dans un univers et un dessin clairement identifiés.