Déserter de Mathias Enard. La vie au détour des guerres

deserter
Extrait du film Le Déserteur de Léonide Moguy (1939).

Déserter est le nouvel opus du romancier Mathias Énard, paru le 23 août 2023 aux éditions Actes Sud. Chronique.

Alors que la guerre éclate aux portes de l’Europe, Mathias Enard sait qu’il doit donner une autre dimension à la biographie fictive d’un mathématicien est-allemand qu’il est en train d’écrire. Ce Niortais, citoyen de l’Occident et de l’Orient, parcourt les guerres de tout temps et de tout lieu pour en saisir une étincelle d’humanité et de passion.

Quelque part en Europe, à une époque indéterminée, un soldat déserteur, crotté et puant, tente de rejoindre la cabane familiale isolée dans un maquis méditerranéen. Son objectif est de passer la frontière. Hanté par les atrocités commises, il voudrait se laver de toute cette violence. Déserter, quitter son camp pourtant vainqueur, pouvoir lâcher les armes, retrouver son humanité dans le berceau de l’enfance.

« la guerre il voudrait se l’arracher comme une croûte morte. »

Déserter, Mathias Énard

Dans les montagnes, il croise une femme de son village accompagnée d’un vieil âne borgne. Tous deux sont en piteux état. Dans l’autre camp de la guerre, ils n’ont pas été épargnés. Lui qui a tué tant de fois, pourra-t-il tuer cette femme qui pourrait compromettre son évasion ?

Ailleurs, sur un autre terrain, Irina, historienne des mathématiques septuagénaire, se souvient de ce 11 septembre 2001 où elle rendait hommage à son père, le mathématicien est-allemand Paul Heudeber. En plein séminaire, les images de l’effondrement des tours tournent en boucle sur les écrans, confirmant la perte définitive de la foi humaine. 

Sa mère Maja avait choisi une croisière sur la Havel pour réunir les amis scientifiques de Paul. Pour elle, ce bateau était un lointain souvenir d’un moment avec son mari sur une péniche belge en 1941. Un moment de grâce mais aussi de trahison. Lors de l’anniversaire de l’Institut de mathématiques, elle souhaite évoquer Les conjectures de l’Ettersberg, élégies mathématiques. Ce livre, curieux mélange de poésie, de récits personnels et de démonstrations mathématiques fut écrit par Paul lors de sa détention au camp de Buchenwald de 1941 à 1945. Sa passion pour les mathématiques, sa fidélité au socialisme et surtout son amour pour Maja l’ont aidé à survivre aux internements au camp de Gurs puis de Buchenwald pendant la Seconde Guerre mondiale.

Paul, mathématicien et communiste, a toujours vécu à l’Est. Même lorsque Maja et sa fille Irina sont parties s’installer en Allemagne de l’Ouest en 1953. Maja, engagée politiquement auprès de Willy Brandt a parfois été soupçonnée d’intelligence avec l’ennemi. « Pour Paul, Paris était le symbole de la lutte ouvrière et du colonialisme ; Göttingen représentait le savoir et les mathématiques, et Berlin, Berlin était tout cela à la fois, la noirceur teintée d’espoir. »

En 1945, Paul s’est installé à Berlin, cette ville prise aux nazis qu’il voulait transformer en métropole de l’utopie. Un espoir qui pourtant tourne court après le Printemps de Prague. Les Soviétiques devenaient de plus en plus des ennemis du socialisme, comme ils l’étaient du temps de Staline. Mais c’est en 1991 qu’il désespère de la politique. C’est pour lui la fin de l’humanité d’un monde irrémédiablement tourné vers le capitalisme. En 1995, désespéré suite à l’effondrement du bloc de l’Est, la disparition de son pays, mais aussi par le retour de la guerre en Europe, dans les Balkans, il met fin à ses jours.

mur de berlin
© Tatyana Gordeeva

Au milieu de sa douleur et de sa solitude, Maja, amour inaccessible est le seul point qui brille à l’horizon. Mathias Enard avait déjà évoqué la beauté d’un amour magnifié par la distance dans Boussole (Actes Sud, 2015). Une fois de plus, la passion amoureuse entre Paul et Maja illumine ce récit. Un amour que Paul tient à maintenir dans l’exceptionnel sans vivre ensemble, sans éprouver ni reproches ni regrets. Comme pour le déserteur, l’amour sauve l’humain de la violence, du désespoir.

Le récit consacré à Paul Heudeber prend le pas sur celui du déserteur. Le lien entre les deux histoires reste ténu. S’accrocher à l’humain pour sauver ce qu’on a à sauver et se sauver soi-même est sans doute le message de ces deux récits. Mais peut-on encore espérer quand la guerre détruit le plus intime de nos vies ?

mathias enard

Né en 1972 à Niort, Mathias Enard est l’auteur de Zone (Actes Sud, 2008, Prix Décembre et Prix du Livre Inter) et de Boussole (Actes Sud, 2015, Prix Goncourt. Il a étudié le persan et l’arabe et fait de longs séjours au Moyen-Orient. Depuis 2021, il est membre de l’Académie allemande pour la langue et la littérature.

Déserter de Mathias Enard, Actes Sud, 23 août 2023, 256 pages, Prix : 21,80 euros. Existe en format numérique, ISBN : 9 782 330 181 611

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Marie-Anne Sburlino
Lectrice boulimique et rédactrice de blog, je ne conçois pas un jour sans lecture. Au plaisir de partager mes découvertes.

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