Les Discrètes, Rêves de tortues marines, Quand David Grémillet écoute battre le cœur du monde

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tortues discretes

Les Discrètes : Rêves de tortues marines de David Grémillet déplace la façon même dont on regarde le vivant. À mesure que s’égrènent les pages, on sent la houle du Pacifique, la brûlure d’un soleil équatorial, la douceur feutrée des eaux polaires. Mais surtout, on entend, presque à voix basse, l’appel obstiné d’animaux anciens, patients, fragiles et invincibles tout à la fois : les tortues marines.

Depuis 252 millions d’années, les tortues marines ont traversé deux extinctions de masse ; elles en affrontent aujourd’hui une troisième. Si vulnérables en apparence, elles ont résisté aux dinosaures, aux requins et aux crocodiles marins. Survivront-elles aux humains ?

Les navigateurs du passé les ont chargées par millions à bord de leurs vaisseaux, les temps modernes les ont transformées en soupes pour les gourmets. Aujourd’hui encore, des centaines de milliers d’entre elles se noient chaque année, prisonnières des engins de pêche. Pourtant, les “discrètes” persistent et certaines de leurs populations récupèrent des carnages du passé. Quel est le secret de jouvence des tortues marines, alors que l’humanité semble s’autodétruire ?

Au fil d’une enquête planétaire, de l’équateur jusque dans les régions polaires, David Grémillet nous entraîne sur la trace des belles nageuses, et des hommes et des femmes qui les défendent pied à pied. Nous découvrirons ainsi leur long passé sur terre, leurs incroyables performances physiques, leurs migrations transocéaniques, leurs histoires de vie centenaires – autant de rêves éveillés pour un éloge de la lenteur.

Scientifique reconnu, océanographe familier des grandes migrations animales, David Grémillet n’écrit pas seulement pour transmettre un savoir. Il écrit pour réparer quelque chose en nous, pour réaccorder nos sens à la lenteur du monde, à la beauté de ces corps centenaires qui continuent de tracer leurs arabesques dans des océans meurtris.

De l’équateur jusqu’aux confins polaires, il suit les trajectoires secrètes des sept espèces de tortues marines. Chacune possède ses énigmes, ses fragilités, ses miracles : des carapaces sculptées comme des planisphères anciens, des mémoires géographiques capables de retrouver une plage natale vingt ans plus tard, des nocturnes obstinées pour pondre, seules, sur des sables brûlants de menaces.

À chaque étape, David Grémillet rencontre aussi les hommes et les femmes qui veillent sur elles – biologistes, pêcheurs, bénévoles, rêveurs obstinés –, autant de “discrets” eux-mêmes, qui ont compris que protéger les tortues marines, c’est protéger une certaine idée du monde : celle où la vie ne s’impose pas en force, mais persiste par fidélité.

La question centrale du livre – « Quel est le secret de jouvence des tortues marines, alors que l’humanité semble s’autodétruire ? » – traverse chaque chapitre comme une lueur fragile. Il y a quelque chose de bouleversant dans cette interrogation : une part d’humilité, une part d’appel au secours, une part de fascination.

Ce que les tortues racontent, au fond, c’est la possibilité d’un autre rapport au temps. Elles vivent longues. Elles vivent lentement. Elles vivent en silence. Elles vivent parfois dans une sorte de clairvoyance biologique que nous avons perdue : savoir revenir aux sources, savoir attendre la bonne vague, savoir ne pas gaspiller l’énergie, savoir écouter la mer.

Leur jeunesse éternelle n’est pas un mystère ésotérique. C’est une leçon écologique – et spirituelle – adressée aux humains qui se débattent dans leurs propres destructions. David Grémillet le dit entre les lignes : le tort tue, et chaque atteinte portée à ces “discrètes” gardiennes de l’océan finit par se retourner contre nous.

La grande force de David Grémillet est de n’opposer ni la poésie à la rigueur scientifique, ni l’émotion à la précision. Le lecteur découvre des données fascinantes sur la navigation magnétique, la thermorégulation, les migrations, les dangers liés à la pêche industrielle ou à la pollution lumineuse. Mais toujours, derrière chaque information, l’écriture reste habitée, presque vibrante.

Les Discrètes appartient à cette lignée d’essais naturalistes où la science devient récit, où le récit devient engagement, où l’engagement devient un appel à un autre rapport au vivant.

Les dernières pages, consacrées à la biologie des sept espèces de tortues marines, offrent une synthèse limpide, utile, presque pédagogique. Mais le cœur du livre bat ailleurs, dans cette manière de raconter les tortues comme des héroïnes silencieuses, gardiennes d’un monde qu’elles n’ont jamais cessé de traverser, même lorsque nous l’abîmons.

Les Discrètes. Rêves de tortues marines, de David Grémillet. Éditions Actes Sud, collection « Mondes Sauvages ». 272 pages. 22€. Parution : 3 septembre 2025.

Gaspard Louvrier
Gaspard Louvrier explore les frontières mouvantes de la recherche, des technologies émergentes et des grandes avancées du savoir contemporain. Spécialiste en histoire des sciences, il décrypte avec rigueur et clarté les enjeux scientifiques qui traversent notre époque, des laboratoires aux débats publics.