Dumb and Dumber naît d’un joli paradoxe : il s’agissait pour deux losers, répondant au nom de Bobby et Peter Farrelly, de s’évader d’un présent peu excitant (petits boulots maussades et quotidien banal) en revenant à une forme de comique enfoui dans le passé. La comédie américaine selon l’inséparable duo prend la forme d’une notion traditionnelle tenant de l’amour filial. C’est l’expression à la fois décomplexée et tendre de l’amour, de l’amitié, des relations humaines. Sous une forme sincèrement naïve, sous couvert d’humour verbal et visuel ravageur.
Puisque les Farrelly sont frères, ils ne peuvent que rendre compte de ce lien fort qui les unit. Lien à la fois affectif et culturel. L’excroissance créatrice de cette union prend la forme de la farce subversive. Farce pas tant actuelle que s’assumant de bout en bout comme une réécriture des légendes de la cocasserie.
Burlesque
Dès le départ, Dumb et Dumber assume sans vergogne sa stature d’héritier contemporain des classiques du cinéma américain d’antan. Ses protagonistes se nomment Harold et Lloyd (à la façon d’un grand nom du muet). La coiffure de Jim Carrey est celle d’un des trois Stooges (auxquels les frérots rendront hommage vingt ans plus tard à travers leur film éponyme). Chaque gag puise sa teneur burlesque d’une nécessité de la cruauté gratuite, d’une souffrance physique établie en étendard, d’un timing frénétique et de l’expressivité d’une parole politiquement incorrecte se contrefichant des normes et de la bienséance.
Autant d’éléments qui, plus que des facéties fantaisistes intemporelles, imposent un univers visuel conséquent, celui du slapstick. Initié par Mack Sennett au début du vingtième siècle, ce comique frontal est celui de l’impertinence des artistes du cirque et autres troupiers de fêtes foraines, dont le bagout est gage de proximité avec l’audience.
L’humour du vaudeville en définitive. Sa popularité n’est plus à prouver. Ce qui impose un parallèle avec le cinématographe existe pour sa dimension première de spectacle.
L’attrait des comédies des frères Farrelly, depuis Dumb et Dumber, provient de ce squelette narratif qui tend vers l’universalité. Un art du rire qui est immédiatement compréhensible, assimilable, efficace, au-delà de la diversité des classes sociales et des niveaux culturels distincts inhérents à toute population. Car le récit en lui-même est d’une simplicité qui dépasse l’entendement : deux guignolos, une dulcinée, une mallette pleine de fric, des tueurs, un périple. Et tout cela condensé en un grand n’importe quoi qui, a priori, se soucie peu de la dramaturgie et du sens des réalités.
Ce basique, c’est celui du conte raconté au coin du feu. Mais ce conte n’est pas un récit féérique, c’est une vanne grivoise, de celles qui plaisaient tant à François Rabelais. Dumb and dumber ne souhaite pas être un chef d’œuvre d’une noble spiritualité, juste un instant désacralisant de culture populaire. Un retour aux sources du médium.
Langue collée et étirée, descente gastrique infernale tenant du déluge biblique, mitraille de coups de poing assénés, cœur arraché, fesses mises à nu…L’imagerie de Dumb and Dumber repose sur une truculente déconstruction physique. L’art de la potacherie scatologique dont les oripeaux seront récupérés par de futurs ersatz (les Wayans bros en première ligne), modelant une sorte de délire anatomique et hystérique en continu qui ne mène qu’à une unique finalité : le cri le plus énervant du monde. Un cri insoutenable et sacrilège, une idée de mauvais goût, débile et magistrale à la fois, qui remet en question nos préjugés ayant trait à la complexité fondamentale de l’humour et nous confronte à l’évidence de notre hilarité. Toute l’œuvre est ainsi résumée : ce qui est facile, ce qui est bas, ce qui est bête, fait immédiatement rire. Nul besoin de discours politique, de contexte social défini, de militantisme de pacotille. Tout ce qui est bas est drôle. Tout ce qui est drôle est nécessaire. Cela pourrait sembler dérisoire, alors que le fait est d’une pertinence justifiée. Puisqu’ils comprennent si bien leurs personnages, tout du long crétins mais jamais traités avec la condescendance petite bourgeoise, les Farrelly comprennent instinctivement ceux qui les regardent.
Il faut alors chercher cette vérité humaine vers d’autres horizons, quasi philosophiques.
Running gag, road movie
Effectivement, au-delà de l’imaginaire du slapstick, les cinéastes portent aux nues un autre sous-genre cinématographique, plus nationalisant celui-là : le road movie. Un monde aussi codifié qu’apparemment vaste, qui, à la façon du western, s’imprègne de la mythologie d’une nation in progrès. Comment ? En cristallisant celle-ci en autant de rencontres humaines, de regards portés sur le passé et d’acceptation du présent, de quête identitaire, de longues routes désertes où la modernité est calquée sur la notion primordiale du mouvement, d’engins, qui, à la façon des chevaux du grand Ouest, avalent les kilomètres, vers l’incertitude de la destinée américaine.
Dumb and dumber est un road movie, tout du moins lors de sa première partie, comme le seront après lui le trop méconnu Kingpin, mais aussi Mary à tout prix, Fous d’Irène, etc. Certes, point de climax émotionnel fulgurant ou de grandes ruées vers l’or à l’intérieur de ce semi-pastiche où l’on prodigue la chaleur humaine en s’urinant dessus. Mais une même captation « à hauteur d’hommes ». Cette envie d’unir délibérément le spectateur aux personnages qu’il suivra du regard durant quelques bobines, de vivre avec eux, de les aimer malgré (et grâce à) leur affligeante stupidité. Car si tous les chemins mènent à Rome, toutes les routes mènent à la compréhension de soi et d’autrui, à cette sorte d’idéalisation communautaire qui est l’un des fondements idéologiques des États Unis.
Harold et Lloyd font désordre dans cette cartographie trop plate, ils ne peuvent que la parasiter et la redessiner : « C’est marrant, j’aurais juré que les montagnes rocheuses étaient plus rocheuses que ça. » Et pour autant, plus nous les suivons, plus nous comprenons que, public comme cinéastes, ne vouent d’importance qu’à une seule destinée, celle de ces intrus perturbateurs à la voiture-canidé.
Les Farrelly, et ils ne le prouveront que mieux plus tard, ont Foi en l’Homme (ils seront même comparés à Frank Capra lors de la sortie de Deux en un). D’où cet amour de la comédie romantique (Kingpin, Mary à tout Prix, L’amour extra-large), genre à la fois incisif et fleur bleue qui naît de la corrélation des contraires, de la concision du portrait et de la beauté intérieure.
Kingpin, sacrée tragicomédie s’il en est, se conclut sur la conciliation des freaks : la discordance permet finalement l’harmonie. La question serait : où aller ? Et la réponse : nulle part. Seule importe la présence de celui qui vient avec nous. Et c’est sur une même route bitumée vers un ailleurs incertain que nos deux imbéciles heureux poursuivront leur discussion incongrue.
Point final
Une fin qui prend à revers le spectateur. Puisque tout road movie inclut soit la notion de destruction, soit celle de progression et d’évolution. Or, Harold et Lloyd restent les mêmes, identiques, insouciants, imparfaits. Ils poursuivent leurs gamineries au lieu d’aller s’enticher de quelques nymphes en bikini. Car là est leur véritable nature, leur raison d’être. Difficile de ne pas y voir un témoignage autobiographique, une sorte de réconfort familial posé sur pellicule. La comédie y dévoile donc son essence, à la fois vectrice de grimaces infernales et de vérité humaine.
L’humour plus bas que terre ne fait pas de Dumb and Dumber, comme a pu le signaler un critique raisonnable de Première en plein milieu des années 90, un spécimen de film con, de nanar anthologique. Il fait du film une denrée rare, qui ravage le cerveau et apaise les consciences. Un personnage de comédie doit-il forcément être sarcastique ? Du tout : il suffit juste, au-delà de la vraisemblance de ses actes, qu’il fasse vrai.
Bobby et Peter Farrelly ne se tarissent pas d’éloges à propos de la série Eastbound and down, qui se base sur un même a priori réducteur : le protagoniste y est égocentrique, primaire voire primate, parfois salaud. Mais l’on s’accroche à lui comme à la proue d’un navire, car, plus que ses défauts, c’est sa différence qui le fait exister. Comme le duo Carrey/Daniels, il est bruyant, encombrant, c’est le cheveu sur la soupe qui fait déborder le vase. D’où l’affection qu’on lui porte. Il y a dans cette subversion une forme indéniable de candeur.
La gaudriole trash, et plus précisément ce que l’on nomme la dumb comedy, est un cinéma qui, sous ses travers de fuck you attitude, a un cœur gros comme ça. En attendant la suite qui déboulera dans nos salles courant décembre, libre à vous de redécouvrir le meilleur film des frères Farrelly.