Le gouvernement britannique vient d’annoncer un durcissement attendu d’un geste culinaire ancien qui consiste à plonger vivants homards, crabes, langoustes (et, plus largement, certains crustacés) dans l’eau bouillante. L’annonce figure dans la nouvelle Animal welfare strategy for England. L’exécutif y promet de publier des lignes directrices realtives aux méthodes compatibles avec le droit existant au moment de la mise à mort en soulignant que l’ébouillantage “à vif” n’est pas une méthode acceptable.
Il faut lire cette décision pour ce qu’elle est, moins un “caprice urbain” qu’un symptôme d’un basculement rapide de notre rapport aux animaux, au plan scientifique, au plan moral et au plan juridique. Et, comme souvent, la question n’est pas seulement “faut-il interdire ?”, mais aussi : que fait-on, concrètement, à la place — notamment dans la restauration.
Pendant des décennies, l’idée dominante — dans le grand public comme dans une partie de la réglementation — était simple. Les invertébrés “ressentent” moins, et la cuisine pouvait s’autoriser des pratiques qu’on n’accepterait pas pour un mammifère ou un oiseau. Or, en une vingtaine d’années, plusieurs phénomènes se sont superposés :
- L’accumulation d’études sur la nociception, l’apprentissage, l’évitement, la mémoire et certains comportements complexes chez les crustacés décapodes (homards, crabes, langoustines, crevettes…).
- Un changement culturel : montée en puissance de la question de la souffrance animale, essor des standards “bien-être” dans l’alimentation et diffusion médiatique d’images qui rendent visibles les coulisses de l’abattage.
- Une traduction politique : au Royaume-Uni, un rapport de synthèse commandé par le gouvernement a recommandé de considérer céphalopodes et décapodes comme des animaux sentients (capables d’expériences négatives et positives), ce qui a nourri l’évolution du cadre légal et des politiques publiques.
Ce mouvement ne vise pas seulement les crustacés. C’est une extension progressive du “cercle moral” au-delà des seuls vertébrés avec une question devenue centrale : que fait-on quand le doute scientifique n’a pas disparu, mais que les indices sont suffisamment sérieux pour activer un principe de précaution éthique ?
Que change l’annonce britannique ?
Point important : on parle ici, à ce stade, d’une stratégie pour l’Angleterre et d’une clarification opérationnelle (“ce n’est pas acceptable”), adossée aux exigences de bien-être “au moment de la mise à mort”. Autrement dit, l’objectif est de faire sortir l’ébouillantage à vif de la zone grise. Ce qui était une habitude de cuisine devient, dans la doctrine publique, une pratique à proscrire, ce qui ouvre la voie à des contrôles, à des standards, et à une normalisation des alternatives (dans la limite du réalisable en pratique… Le royaume anglais ne peut pas mettre de Bobby dans chaque cuisine…)
Le débat est aussi économique, car certaines solutions (notamment électriques) supposent des équipements, une formation, et donc un coût — difficile à absorber pour une petite restauration si le marché ne suit pas (ou si les clients refusent d’en payer le prix).
La Suisse l’a déjà fait (2018)
La Suisse est souvent citée car elle a adopté un dispositif précis : obligation d’étourdir les décapodes marcheurs avant la mise à mort et interdiction de certaines pratiques de transport/maintien (notamment sur glace ou dans l’eau glacée). L’entrée en vigueur remonte à mars 2018. Dans les faits, ce cadre a eu un effet pédagogique, car il a contraint les professionnels à choisir une méthode d’insensibilisation plutôt que de considérer l’ébouillantage comme un “abattage” acceptable.
Des milliards d’animaux, pas seulement un symbole
On se focalise sur le homard parce qu’il est iconique, mais le sujet est massif. Les décapodes représentent des millions de tonnes dans l’alimentation mondiale. Une synthèse scientifique récente propose des ordres de grandeur vertigineux (capture + aquaculture) et souligne que l’enjeu porte sur des centaines de milliards d’individus chaque année. Autrement dit, même une amélioration “modeste” au plan technique peut avoir un impact moral énorme, simplement par l’échelle.
Alors, que faire à la place ?
A part arrêter d’en manger, il n’existe aucune méthode parfaite, universelle, simple et gratuite. Il existe un continuum de niveaux plus ou moins gris: des pratiques clairement mauvaises, des pratiques “mieux que rien” mais discutées, et des méthodes jugées plus fiables par de nombreuses organisations de protection animale et une partie de la littérature scientifique.
1) L’étourdissement électrique, la solution la plus souvent citée
Des dispositifs d’étourdissement électrique (souvent associés au nom commercial CrustaStun ou à des systèmes comparables) visent à rendre l’animal rapidement insensible avant une mise à mort (ou une cuisson) qui survient alors que l’animal ne devrait plus percevoir la douleur. Plusieurs organismes de référence retiennent l’électrique parmi les méthodes acceptables pour les gros décapodes, avec des variantes : étourdissement électrique puis “spiking” (destruction ciblée des centres nerveux) pour le crabe, ou étourdissement électrique puis “splitting” (fente rapide) pour le homard.
Limites : coût du matériel, accès inégal (restauration), besoin de protocoles par espèce, et débats sur l’effet sur la qualité/présentation selon les filières. Mais c’est, aujourd’hui, la piste la plus structurée.
2) La destruction mécanique des centres nerveux : “spiking” / “splitting” correctement réalisés
Il s’agit, en pratique, d’une mise à mort immédiate par atteinte rapide des centres nerveux. Bien exécutée, elle vise à éviter la longue agonie associée à la cuisson à vif. C’est une alternative régulièrement citée dans les guides “humains”, y compris quand l’électrique n’est pas disponible.
Limites : dépendance à la compétence du geste (formation), et risque d’exécution imparfaite, donc d’effet inverse au but recherché.
3) Le froid (congélation, glace, “ice slurry”) : très répandu… mais moralement contesté
Beaucoup de personnes imaginent qu’une congélation ou un long passage sur glace “endort” l’animal. Or, plusieurs avis et documents rappellent un point crucial qui est que réduire la mobilité ne prouve pas l’absence de douleur. Certaines instances estiment que le “chilling” est inefficace comme méthode d’abattage et peut même prolonger la perte de conscience lors de l’étape suivante (par exemple avant ou pendant la cuisson).
À retenir : le froid peut être, au mieux, une mesure de manipulation/transit dans des conditions strictes — mais il est loin de faire consensus comme “solution” de mise à mort. C’est précisément le type de zone grise que les États cherchent à clarifier.
4) Les anesthésiques / sédations : piste de recherche, pas standard universel
On voit parfois évoquer des anesthésiques (utilisés en recherche ou dans certains contextes). Le problème, pour l’alimentation, est double : autorisation réglementaire (résidus, sécurité alimentaire) et validation scientifique (doses, espèces, garanties d’insensibilité). À ce stade, c’est davantage une piste qu’un standard simple à déployer.
Pourquoi le débat est si vif : la cuisine, la tradition, mais aussi la cohérence morale
Les oppositions ne sont pas seulement corporatistes. Les restaurateurs mettent en avant :
- la faisabilité (matériel, gestes, temps de service) ;
- la cohérence sanitaire et la qualité ;
- le risque d’une réforme perçue comme moralisatrice si elle ne s’accompagne pas d’aides, de normes claires et de solutions accessibles.
À l’inverse, les défenseurs de l’interdiction pointent un argument simple. Si l’on admet un degré raisonnable de probabilité de souffrance, la charge de la preuve morale bascule. Le “bénéfice” (un geste pratique, une tradition) pèse-t-il plus lourd que le risque de douleur intense — surtout quand des alternatives existent, même imparfaites ?
Ce qui risque d’arriver ensuite
La dynamique la plus probable n’est pas une révolution instantanée, mais :
- une standardisation (guides officiels, bonnes pratiques, contrôles) ;
- une diffusion progressive des équipements (aides, mutualisation, pression des grands acheteurs et des chaînes) ;
- un déplacement de la norme sociale : ce qui était “banal” devient socialement de plus en plus difficile à défendre.
En somme, tout laisse penser que l’on assistera sans doute pas à la disparition des crustacés dans les assiettes, mais à une exigence croissante. Si l’on en mange, on exige que la mise à mort minimise la souffrance. C’est une morale de compromis — imparfaite — mais qui, historiquement, est souvent la première marche des grands basculements.
