Avec son nouvel ouvrage Echapper Lionel Duroy parvient à un petit miracle littéraire : écrire un livre sur un autre livre lui-même inspiré d’événements réels. Véritable poupée russe littéraire dans laquelle trois existences se mélangent sans se confondre pour le plaisir, et le vertige, du lecteur.
Lionel Duroy aurait pu être agriculteur ou chirurgien. Agriculteur puisqu’il trace le même sillon depuis de nombreuses années, sillon qui le conduit, ouvrage après ouvrage, à passer son existence au tamis de la littérature. Ce sillon tracé avec sa plume lui est indispensable pour vivre et lui rendre la vie supportable, estimant, à juste titre, que les événements de son quotidien mis en écriture éveillent un écho dans la vie intime de chacun d’entre nous. Chirurgien parce qu’il utilise sans anesthésiant le scalpel pour aller au plus profond des sentiments, des plaies affectives jusqu’à atteindre la douleur extrême celle qui le fait trembler devant une femme lorsqu’elle lui annonce qu’elle ne l’aime plus.
Mais Lionel Duroy a choisi d’être écrivain et, à la manière d’Annie Ernaux, de faire de sa vie le sujet de son œuvre. Cependant, contrairement à l’écrivaine d’Yvetot, il ne pratique pas la distanciation, l’écriture photographique sans affect. Il plonge, et son lecteur avec lui, dans sa souffrance. Il s’engage avec les mots, se bat avec son narcissisme et nous invite à partager ses déceptions, ses angoisses. Depuis « Le Chagrin », œuvre clé indispensable pour apprécier l’œuvre de l’écrivain cycliste, ce dernier nous raconte ses haines familiales, ses relations amoureuses, paternelles, sa difficulté d’être père, mari, amant, et sa relation à son métier d’écrivain.
Alors, pour apprécier son dernier roman « Échapper », il vaut mieux être d’ores et déjà en connivence avec l’auteur. Connaître un peu Esther sa dernière femme, celle avec qui il est allé dans le Schleswig-Holstein sur les traces du livre de Serge Lenz « La Leçon d’Allemand ». Quelques mois plus tard, en mal d’inspiration il y retourne seul en quête de ses souvenirs personnels et des lieux de ce roman que Lionel Duroy considère comme un des chefs d’œuvre de la littérature du XXe siècle. L’écrivain allemand, Serge Lenz, a situé son histoire à Husum et raconte le passé d’Emil Nolde, peintre expressionniste allemand (une exposition lui a été consacrée au Grand Palais fin 2008) qui va voir son œuvre classée par le pouvoir nazi dans l’infamante rubrique de « l’art dégénéré ». Ainsi, privé d’expositions, le héros du roman Max Ludwig Hansen (derrière lequel se cache Nolde) va se voir contraint d’arrêter de peindre, sur un ordre de Berlin dont l’exécution est confiée au père du narrateur, policier, ami d’enfance de Hansen, obéissant aux ordres et à l’ordre.
Cette histoire fascine Duroy qui, à travers la vie de Hansen/Nolde, va retrouver ses obsessions et un attachement, plus marqué cette fois-ci, aux lieux qu’il décrit, merveilleusement. Car, véritablement, Lionel Duroy aura rarement aussi bien amarré son récit à une topographie minutieusement recherchée. Le vent sur la digue, la mer omniprésente, les silhouettes dans les marais sont indissociables du récit comme ils le sont également dans la « Leçon d’Allemand ». Le roman germanique est en effet un chef d’œuvre de descriptions, mais aussi de construction, de narration. La dissertation écrite que s’impose le fils du policier sur le thème des « joies du devoir » est le prétexte de l’ouvrage qui, précisément, conteste la supériorité de ce « devoir » sur le droit à la création d’images, même fantasmées et « non peintes » qui oppose l’État à la liberté individuelle, l’obéissance à la création. Peut-on vraiment interdire à quelqu’un de rêver ?
Lionel Duroy s’intéresse également chez Serge Lenz au regard des enfants sur le lourd passé de leurs géniteurs. Le policier, père du narrateur allemand, est un zélé exécutant du régime nazi. Le père, fantasque et raciste, de l’écrivain français est un ardent défenseur de l’OAS. Alors que Mladic, accusé de génocide lors du siège de Sarajevo, est le père d’une fille qui va se suicider ainsi que le décrit Duroy dans son ouvrage précédent intitulé L’hiver des hommes.
Tout au long de son œuvre, Lionel Duroy pose toujours les mêmes questions. Et il trace toujours le même sillon. Cependant, comme happé par le romanesque du chef d’œuvre allemand, il va mener cette fois-ci son livre de manière plus libre, l’habituel « je » s’intégrant dans ce qui va devenir au fil des pages une véritable histoire. Allant même jusqu’au rebondissement final, comme dans un vrai roman. « Augustin » le double habituel de l’auteur va douter, aimer. Mais il va également tenter de percer le mystère de la vie véritable de Nolde en scrutant, à la manière d’Annie Ernaux, les photographies anciennes qu’il veut faire parler. Aimant enfin, sans angoisse. Le ton est donc plus léger, moins noir que dans ses ouvrages précédents.
À lire le livre de Lionel Duroy, puis le livre de Serge Lenz (un ordre préférable) le lecteur finit par mélanger dans un merveilleux chaos les deux ouvrages, confondre Nolde avec Hansen, Husum et Seebüll, le vrai du faux laissant finalement l’impression d’une œuvre unique, avec deux ouvrages et trois vies qui se percutent. Seuls les lieux, si importants et si bien décrits par les deux écrivains assurent le point d’accroche à la réalité. Biographie ? Autobiographie ? Réalité ? Inventions romanesques ? Tout se mélange. Une expérience de lecture à deux voix, rare et passionnante.