Avec « Écoutez nos défaites », Laurent Gaudé poursuit son patient travail d’écrivain interrogeant avec talent la matière contemporaine.
L’intrigue du roman démarre sur la brève mais intense relation charnelle des deux personnages principaux du roman dans un hôtel suisse (mais est-ce vraiment eux ?).
Il y a d’abord Assem Graieb, agent des services français, spécialiste des coups tordus qui enchaîne pour la République les missions périlleuses, sur tous les fronts. Principalement ceux du Moyen-Orient devenu le lieu où se sont concentrées toutes les guerres de ce XXIe siècle naissant. Puis il y a Mariam, archéologue irakienne, dévolue corps et âme à sa discipline, et plus spécialement au sauvetage des trésors archéologiques de son pays, pillés lors des récentes guerres. Mariam a connu un amour intense qui l’a blessée, depuis elle s’offre pour de brèves rencontres avec de parfaits inconnus dans les hôtels internationaux qu’elle fréquente. On saura au cours du roman qu’elle souffre d’un cancer gynécologique. L’intrigue se déroule à notre époque, lorsque Daech dans la phase ascendante de sa conquête prend Mossoul et détruit de magnifiques pièces du passé. L’objet prétendu du roman, mais il n’en est que le prétexte au fond, est la mission confiée à Assem Graieb, par les services américains (petits services entre amis) de retrouver pour eux un de leur ancien Navy SEAL (Sea, Air, Land). Ces SEAL sont un peu l’équivalent de nos nageurs de combat et cet homme, Sullivan Sicoh, ce marine n’est pas n’importe qui : il a participé à l’exécution de Ben Laden à Abbottābād et l’exfiltration de son cadavre. Depuis il se fait appeler Job, vit au Liban dans la zone du Hezbollah, entouré d’une garde de fidèles, sans doute eux-mêmes rescapés des différents conflits politiques du siècle précédent. Sicoh alias Job inquiète les Américains, que fait-il ? Qui fréquente-t-il ? Que traficote-t-il ? Autant de bonnes raisons pour ne pas laisser traîner dans la nature un homme qui en sait trop : Graieb doit le localiser et les autres le neutraliseront. La mission n’est pas sans rappeler le thème du cultissime Apocalypse Now tiré du roman « Au cœur des ténèbres » de Joseph Conrad : Martin Sheen plongeait au cœur de la jungle et y poursuivait un Marlon Brando en colonel Kurtz, déjanté et ensauvagé. Quelque part ce roman traite aussi de la descente au cœur des ténèbres personnelles. Ceux de chacun des trois principaux personnages qui se croisent sur fond de tension internationale. Sicoh a choisi de s’appeler Job c’est sans doute par résignation, résignation devant les exactions qu’il a vues et celles dont il est responsable : il ne se sent pas vainqueur… Outre la qualité de l’histoire, Laurent Gaudé renouvelle le roman par l’adjonction de nouvelles enchâssées dans le corpus du livre ces nouvelles s’adressent à trois personnages historiques : -Hannibal, fameux Carthaginois -Ulysse S. Grant général vainqueur de la Guerre de Sécession et l’empereur éthiopien Hailé Sélassié. Chacun y est superbement décrit, ses tourments et sa fin souvent violente : en ce qui concerne Hannibal, on ne peut s’empêcher d’y voir devant l’obstination des Romains à son encontre, un parallèle avec la fin de Ben Laden. L’enchâssement de courts récits qui s’entremêlent tout au long de l’action principale ne gêne en rien la lecture et renforce l’approche méthodique du thème de la défaite, mais aussi de la descente en soi…
Superbe roman, « Écoutez nos défaites » est aussi une leçon de vie qui invite le lecteur à écouter ses propres défaites. Comme disait Nelson Mandela « Ce ne sont pas mes succès qui comptent, mais le nombre de fois où je suis tombé et ou je me suis relevé… »
Écoutez nos défaites, Laurent Gaudé, Editions Actes Sud, Date de publication 17/08/2016, 288 pages, 20 €
Livres Hebdo publie, dans son numéro 1098 du vendredi 23 septembre 2016, le palmarès qui, chaque année, présente dans la rentrée littéraire les romans préférés des libraires.
300 professionnels interrogés ont désigné en tête de leurs choix :
Écoutez nos défaites de Laurent Gaudé (Actes Sud) en littérature française et Les bottes suédoises d’Henning Mankell (Seuil) en littérature étrangère.
Ils ont aussi particulièrement apprécié, en fiction française : Un paquebot dans les arbres de Valentine Goby (Actes Sud), classé 2e, Petit pays de Gaël Faye (Grasset), 3e, La succession de Jean-Paul Dubois (L’Olivier), 4e, et Le grand jeu de Céline Minard (Rivages), qui arrive en 5e position.
Chez les étrangers, outre le roman d’Henning Mankell, ils ont distingué Station Eleven d’Emily St. John Mandel (Rivages), 2e, Sur cette terre comme au ciel de Davide Enia (Albin Michel), 3e, The girls premier roman de la jeune Emma Cline (Quai Voltaire), 4e, ou encore Judas d’Amos Oz (Gallimard) qui se place sur la 5e marche des fictions étrangères préférées des libraires.
Biographie
Né en 1972, Laurent Gaudé écrit des pièces de théâtre et des romans. La Mort du roi Tsongor a obtenu le Goncourt des lycéens 2002 et le prix des Libraires 2003. Le Soleil des Scorta a obtenu le prix Goncourt 2004.
Il est directeur artistique de la Compagnie Labyrinthes.