Mathieu Sapin a publié sa nouvelle bande dessinée Edgar, de Lisbonne à Paris, dans les pas de mon beau-père révolutionnaire, aux éditions Dargaud. Unidivers poursuit son aventure au 42ème festival Quai des Bulles et rencontre le dessinateur.
Plongés dans les rues pavées de Lisbonne, Mathieu Sapin nous projette avec humour et effronterie dans les pas de son beau-père, Edgar. Tel un Sancho Panza à la suite de Don Quichotte, le dessinateur se laisse guider par ce personnage étonnant. Sans pouvoir déceler tout le vrai du faux, nous découvrons peu à peu son histoire dans le Portugal de Salazar, avant la Révolution des Œillets. Dans cette BD publiée aux éditions Dargaud, une expression nous reste en tête, obstinément : Com a verdade me enganas (“En me disant la vérité tu me trompes”).
Dans l’espace presse du festival Quai des Bulles, Unidivers retrouve l’illustrateur…
Unidivers – Plutôt qu’une présentation, pourriez-vous me dire quel est le premier dessin que vous ayez fait et dont vous vous souvenez ?
Mathieu Sapin – Je dessinais évidemment beaucoup enfant. J’ai une espèce de gouache que j’ai dû faire à l’école maternelle, en assez grand format. C’était un portrait de ma mère, sauf qu’elle n’était pas du tout une femme blonde, mais je l’avais dessinée blonde.
Unidivers – Comment vous est venue cette idée de vous mettre en scène dans vos bandes dessinées et de faire découvrir de manière plus personnelle les figures que vous suivez dans vos reportages ?
Mathieu Sapin – J’ai commencé à faire du reportage en BD en 2010 en suivant le film de Joann Sfar sur Gainsbourg. L’idée n’était pas du tout de moi, ni de Sfar. Elle était de Lewis Trondheim, éditeur dans la collection Shampooing chez Delcourt. Il m’a dit : “Tiens, tu ne veux pas suivre le film de Sfar, tu pars quelques jours et tu racontes en BD comment c’est ?”. Dès lors que je me suis mis dans cette posture d’observateur, la question de savoir si je me représentais ou pas s’est posée. Et comme je n’avais pas beaucoup de temps pour réfléchir à tout ça, j’ai fait les choses spontanément.
À cette époque, il y avait déjà la BD d’Étienne Davodeau, Les Ignorants, qui avait recours à ce procédé, ainsi que Guy Delisle. Trondheim m’avait aussi invité à développer ce qu’on appelle un avatar, c’est-à-dire un dessin, une représentation de soi-même qui est forcément une simplification et une version un peu exagérée. Après, ce rapport entre cet avatar et les personnes que je rencontre ne m’a pas quitté, comme quelque chose de spontané.
U – Et comment vous y êtes-vous pris pour coordonner cette manière de faire avec votre beau-père ?
Mathieu Sapin – Concernant mon beau-père, c’est vrai que je savais intuitivement que ça ferait un bon duo parce que c’est une personne très rugueuse. C’est quelqu’un de complexe et, surtout, très différent de moi. Je retrouvais ce que j’avais pu éprouver en suivant Depardieu, c’est-à-dire quelqu’un aux antipodes de ce que je suis mais, ensemble, ça produit quelque chose d’assez haut en couleurs. Et puis, je n’avais jamais travaillé avec des proches. D’ailleurs, l’idée est venue d’Edgar. L’été qui a suivi le confinement, il m’a dit : “Tu devrais faire une BD sur moi, tu vas gagner beaucoup d’argent”. Je trouvais ça vraiment étonnant parce qu’il n’a jamais lu mes BD, il ne connaît pas du tout mon travail et il ne sait pas que j’ai croisé des présidents de la République, des comédiens, des gens dits importants. Ça lui passe complètement au-dessus. Je me suis dit, après tout, pourquoi pas.
U – Dans Edgar, votre beau-père cultive une part de flou en vous trimbalant un peu partout au gré de ce qu’il souhaite vous raconter. Pourquoi avoir voulu conserver cette zone grise ?
Mathieu Sapin – C’est vrai que c’est assez complexe. J’ai essayé de rationaliser à mort, parce qu’il part dans des monologues, c’est très difficile à suivre. Il se répète beaucoup et, parfois, il fait des variantes. Est-ce que c’est vrai, est-ce que c’est faux ? Je trouvais ça particulièrement intéressant de conserver cette part de flou, notamment parce qu’Edgar n’arrêtait pas de parler de la notion de vérité. Il est très sincère dans sa démarche même s’il la manipule aussi.
En tout cas, ce n’est pas quelqu’un qui fait ça pour rigoler, il est complètement convaincu. Quant à moi, je suis un très bon public quand on me raconte une histoire. Si elle est vraie ou pas, ça m’intéresse presque moins que l’histoire en elle-même. Par moments, il y a également des éléments de vérité comme le documentaire mentionné dans la BD ou des photos. On se dit “ah tiens quand même”. J’adore cette zone-là.
U – Et comment avez-vous réussi à structurer ce récit, mais aussi ce flot d’informations visuelles qui nous est donné avec cette bande dessinée ?
Mathieu Sapin – J’ai un carnet, mais aussi une mini caméra. Parfois j’enregistre avec le consentement, parfois je le fais en “loucedé”. C’est une manière de nourrir mes extraits, mais je ne l’utilise jamais pour dire quelque chose d’inapproprié. Dans le cas d’Edgar, c’était le contraire : j’étais même obligé de lui dire que c’était fini, qu’il fallait s’arrêter.
Je passe également beaucoup de temps à storyboarder, c’est d’ailleurs le plus gros du travail. L’album existe dans une première version, totalement lisible en crayonné, sur tablette, et avec le texte. J’ai mis plus de deux ans à composer cette première version, notamment parce que j’allais au Portugal, je récoltais, je complétais, je modifiais. Pendant tout ce temps là, je lisais beaucoup également.
U – En parlant de lecture, vous mentionnez à plusieurs reprises Don Quichotte de Cervantes, que vous lisez en parallèle de l’écriture d’Edgar. N’êtes-vous pas un peu le Sancho Panza de votre beau-père ?
Mathieu Sapin – Oui bien sûr ! C’est une référence qui m’a été soufflée par un ami que je cite dans les remerciements de la BD, Noé Debré, le scénariste de la série Parlement. C’est un copain qui a toujours des idées narratives fines. Quand je lui racontais la BD à l’état de projet, il m’a dit “C’est vraiment Don Quichotte”. Don Quichotte est totalement sincère, il ne fait pas semblant. Il n’a juste pas la même manière de voir le monde que les autres. Edgar, pour sa part, dit “C’est ma vérité”.
U – Il y a une autre vérité qui est insufflée dans les marges de votre BD : ce sont les apartés où vous décryptez avec humour l’histoire et ses décors lusophones. Comment vous est venue cette idée ?
Mathieu Sapin – Les auteurs l’utilisent souvent pour mettre un petit complément d’informations : Riad Sattouf le fait beaucoup, par exemple. Je me suis dit que je pouvais pousser cet élément. C’est un autre niveau de lecture : il y a la narration principale avec le texte narratif et le reste des infos est un bonus. On peut très bien lire la BD sans ces apartés – c’est petit, un peu plus à l’écart -, mais si on veut aller plus loin et connaître le contexte de la scène, c’est possible. C’est un autre langage, j’en use et j’en abuse pas mal. Et encore, j’essaie de me ré-freiner, je ne vais pas non plus noyer le lecteur sous les informations, mais j’aime bien qu’on passe du temps dessus.
U – Quelle a été la réaction d’Edgar à la lecture de la BD ?
Mathieu Sapin – Je reviens tout juste de Lisbonne et je lui ai fait lire l’album. Il avait lu pas mal de choses avant impression, sous la forme de storyboard, mais je ne lui avais montré que les scènes qui le concernent directement, où il est “à l’écran”. Je savais que ça allait être éventuellement perturbant si je lui faisais lire avant parce qu’il peut avoir un caractère un peu éruptif donc j’ai préféré assumer après-coup.
Quand je suis arrivé au Portugal pour lui donner l’album, il l’a pris et il l’a lu d’une traite. Le lendemain, il m’a attrapé au réveil et il m’a dit “Bon, j’ai lu l’album, je te dis rien, mais sache que j’ai écrit un texte, une espèce de droit de réponse que je vais envoyer à certaines personnes que je connais pour rétablir la vérité”. Après, il m’a fait lire le texte. Il est très content et il a bien compris qu’il fallait une parole contradictoire. Il y est très attaché donc il est ravi. Il n’y a que l’intervention d’Yves Léonard qu’il n’a pas appréciée, car le fait qu’on puisse sous-entendre qu’il avait une sorte de nostalgie pour la monarchie, ça l’a fait sauter au plafond.
Ce qui est très drôle, c’est qu’il ne mesure pas du tout la résonance, le fait qu’on en parle aujourd’hui. Il ne le réalise pas, mais il en est convaincu malgré tout. Il est convaincu que son histoire est absolument primordiale, il est certain que la BD circule et que tout le monde la lit. Mais sans être conscient de l’émanation qu’elle peut avoir.
Si l’histoire surprenante d’Edgar nous laisse agarrados¹ à la bande dessinée, les dessins de la ville aux sept collines n’en sont pas moins saisissants, sans tomber dans l’artificialité de la carte postale. Une bande dessinée pleine d’humour qui nous en apprend plus quant à la période salazariste.
1 Accrochés en portugais
Edgar de Mathieu Sapin. Éditions Dargaud. 160 pages. Parution : 6 octobre 2023. 24€.
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