Assignés aux catégories du masculin ou du féminin, il est des écrivains, hommes et femmes, qui ne cessent de vouloir s’en échapper ou y résister. L’une des pionnières en la matière est Virginia Woolf et son Orlando, roman de l’androgynie et allégorie née de l’attirance de Virginia pour Vita Sackville-West. Parmi les écrivaines françaises actuellement les plus lues sur ce terrain, Emmanuelle Bayamack-Tam avec son dernier roman, La Treizième Heure, couronné du Prix Médicis 2022, participe de ces textes autobiographiques ou fictionnels qui réfléchissent (sur) l’ordre social des sexes et des genres.
Les figures qui font vivre ces romans sont toutes animées de cette volonté d’abolir les stéréotypes de genre, ces « représentations schématiques et globalisantes sur ce que sont et ne sont pas les filles et les garçons, les femmes et les hommes », définition du très officiel Haut Conseil à l’Égalité entre les femmes et les hommes.
Les personnages romanesques d’Emmanuelle Bayamack-Tam sont de ceux-là, qui sortent des carcans, brisent les codes et font apparaître les figures du transsexualisme et de la transidentité. Aujourd’hui, ce que les Anglo-Saxons nomment le « no gender », ou « gender fluid », au-delà d’une revendication, est l’histoire d’une génération, celle de la charnière des XXe et XXIe siècles et des « millennials », ces adultes qui ont grandi avec Internet et le mariage gay et pour qui le X ou le Y n’est pas, ou n’est plus, un marqueur.
Le langage n’est pas en reste et les mots sont là pour dire la vie qui bouge et se métamorphose. Le Petit Robert dans son édition de 2021 nous apprend que le mot « genrer » est couplé avec son antonyme « dégenrer », acte de « supprimer toute distinction en fonction du genre », avec effet, ajoute notre lexique national, de « favoriser la mixité et l’égalité » dans une société plus inclusive.
Emmanuelle Bayamack-Tam a l’art de mettre en scène des personnages au cœur de ces champs narratifs où règnent l’indéfini et l’entre-deux. Dès son premier roman, en 1996, Rai-de-cœur, édité déjà par Paul Otchakowsky-Laurens – dont la philosophie adhère si bien au projet d’Emmanuelle Bayamack-Tam : « La littérature pour mettre le désordre là où l’ordre s’installe » -, notre autrice imaginait Daniel, un petit garçon aimant jouer à la poupée, s’habiller en fille et embrasser d’autres garçons. On se souvient aussi dans La Princesse de que Daniel, prénom récurrent – et ambivalent par excellence -, figure centrale du roman, fut adopté très jeune par une immigrée polonaise et son mari français. Fasciné par cette mère, beauté rousse et plantureuse, il s’efforcera de lui ressembler et quitter cette enveloppe masculine pour tenter d’être femme à son tour, corps et âme. « De toutes les femmes du bus, je suis la seule à être un homme », première phrase du livre où le ton est donné d’entrée ! Mais, pris entre des exigences contradictoires, Daniel renoncera à la sincérité et la franchise et relèguera tout désir de métamorphose dans les profondeurs de l’inconscient, boîte de Pandore qu’il gardera fermée.
De livre en livre, Emmanuelle Bayamack-Tam s’attachera à faire revivre autant de personnages semblablement prénommés et prédestinés : on retrouvera Daniel, mais aussi Arcady, Nelly et Farah dans Arcadie écrit en 2018 (lauréat du Prix du Livre Inter en 2019), où la jeune Farah, qui pense être une fille, découvre, « qu’elle n’a pas tous les attributs attendus, et que son corps tend à se viriliser insensiblement. Syndrome pathologique ? Mutation ou métamorphose fantastique ? Elle se lance dans une grande enquête troublante et hilarante : qu’est-ce qu’être une femme ? Un homme ? Et découvre que personne n’en sait trop rien. Elle et ses parents ont trouvé refuge dans une communauté libertaire qui rassemble des gens fragiles, inadaptés au nouveau monde, celui des nouvelles technologies et des réseaux sociaux. Et Farah grandit dans ce drôle de paradis avec comme terrain de jeu les hectares de prairies et forêts […]. Je fais revenir [mes personnages] avec quelques variantes, en les plaçant dans des configurations différentes. Ça compose une sorte de “Comédie humaine” » nous explique l’écrivaine qui affirme ainsi sa manière de ressentir et dire le monde : « Mon désir me pousse vers les corps hors normes ».
Quelques romans plus loin, après Arcady revient Farah, au centre de La Treizième heure, entourée de Lenny, son père, qu’elle admire, Hind, compagne de son père, qui fécondera Sophie, mère porteuse de circonstance qui mettra au monde Farah. Car Hind, père ou mère, on ne sait dans la troublante intimité physique d’un garçon qui se sent et se veut fille, compose un être hybride et androgyne, « une fleur d’une espèce inconnue », dit-elle à Farah, perdue elle aussi entre hermaphrodisme et masculinité, cherchant à percer l’énigme d’une mère qui l’a inconsidérément abandonnée dès la naissance, quinze ans plus tôt. Une « mère d’intention » dit-elle de Hind, faute d’avoir été mère physiologique privée d’organes féminins en bon ordre et dépourvues de ces hanches et ces seins qui arrondissent la silhouette d’une femme.
Comme dans Arcadie où Farah évoluait dans un monde communautaire et libertaire rassemblant des êtres fragiles perdus dans la brutalité du monde et des réseaux sociaux, cette autre Farah vit dans une communauté bien particulière, celle de la Treizième Heure – ce moment de bascule au milieu du jour ou de la nuit -, nouveau cercle spirituel qui voudrait croire au futur d’une « planète que la barbarie n’ait pas dévastée. […] Un endroit où les affligés seront consolés, où les doux obtiendront miséricorde au lieu d’être sans cesse bafoués dans leur douceur, et calomniés dans leur inoffensif désir de justice. » La communauté de La Treizième Heure est inclusive, « queer », ouverte aux « deux sexes et autres » – rappelons-nous l’écriteau de la pension Vauquer du Père Goriot ! – « car il est temps que tu saches, dit Hind à sa fille Farah, si tu ne l’as pas déjà compris toi-même : ce monde ne veut ni des femmes à bite ni des enfants intersexuées […]. Le monde est straight, ma chérie, autant que tu t’y fasses, ou plutôt non, ne t’y fais pas et entre en dissidence, comme ton père. » Et alors, « tu aimeras qui tu voudras, Farah, et j’espère être là pour t’éviter le pire : la déformation de ton être et la résignation à la norme. »
Les bonnes paroles que délivrera à toutes ses ouailles Lenny, créateur – sans majuscule puisqu’il n’est pas Dieu mais « l’éventualité m’a traversé l’esprit » se dit-il avec humour ! – d’une Église de la dissidence, seront portées par une singulière liturgie nourrie de prêches formés des seuls mots de la poésie, « feu central de notre théologie », où les prières seront les vers qui ont enchanté notre ecclésial fondateur, ceux de Baudelaire, Rimbaud, Eluard, Aragon. Et puis de Nerval bien sûr, « La Treizième… » étant le premier mot d’un sonnet constitutif de ses « Chimères » et du « Ballet des Heures ». S’ajouteront à ces vers des extraits de romans de Howard Phillips Lovecraft chers à Farah qui préfère les péripéties prosaïques de la fiction aux évanescences de l’art poétique. Hind, elle aussi fidèle de dernière heure, mêlera aux prières les chansons de Brel, Ferré ou Le Forestier. Et « Mes chimères », « Capitale de la douleur », « Rejaillir le feu » seront autant de têtes de chapitres d’un roman abreuvé des références et citations qui font le bonheur de nos trois complices…
Emmanuelle Bayamack-Tam parle ainsi de son livre : « Le livre est né d’un poème, Artémis de Nerval, qui me fascine depuis longtemps, et il y a déjà eu des communautés dans mes livres. Je suis obsédée par les millénaristes, ces hérétiques qui ont essayé de vivre autrement. Par exemple, une communauté en Allemagne au XVIe siècle avait aboli la propriété privée et instauré la polygamie. Et puis, il y a la notion de collectif, une de mes rares convictions indéboulonnables. […] Enfin, j’aime que la fiction puisse proposer un espace moins binaire et plus bigarré. »
La Treizième Heure est un texte imprégné des angoisses de fin du monde et des espoirs de sociétés sans contraintes ni persécutions, inspiré par les bouleversements d’identité́ et de genre qui traversent notre époque et alimentent nos rêves de justice et d’harmonie entre les êtres. Écrit d’une plume vive et sensible, traversée par la poésie et ponctuée d’humour, cette fiction est un bien beau moment de lecture.
► Les livres signés d’Emmanuelle Bayamack-Tam, sont édités par POL, et La Treizième Heure, publié en août 2022, vient d’obtenir le Prix Médicis.
► Emmanuelle Bayamack-Tam a publié aussi sous le nom de Rebecca Lighieri, toujours chez POL.
► Podcast sur les droits LGBT et identités de genre
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