Comme une embarcation sereine au coeur de la tempête éditoriale, Enola Game, roman d’anticipation de Christel Diehl, poursuit le parcours atypique des succès doux mais continus. Une ascension soutenue depuis près de deux ans par les blogueurs qui, sans relâche, défendent ce texte avec opiniâtreté. Etonnante à maitriser un style souple et concis, la romancière nancéienne s’est confiée avec l’appétit de ceux qui n’aiment pas vraiment parler d’eux.
Jérôme Enez-Vriad : Enola game est l’anagramme de Game Alone. La solitude peut-elle être un jeu ?
Christel Diehl : Pas en ce qui me concerne. Même si j’ai besoin de nombreuses plages de solitudepour m’extraire du monde, rêvasser et surtout écrire. Enola Game est certes un jeu, mais les protagonistes en sont les jouets, pas les acteurs consentants.
Le rapport à l’enfance est présent tout au long de l’histoire. Qu’y avez-vous mis de la votre ?
La plupart des figures évoquées ont leur source dans mon enfance. Les pâtisseries de ma mère, la ferme de mon oncle, les meubles fabriqués par mon père… tous ces ingrédients sensoriels sont fondateurs de ma personnalité et de mon écriture.
A chaque page, les héroïnes perdent davantage leurs repères ; quels sont ceux qui vous ont échappé lors de l’écriture ?
Je me perds souvent dans l’écriture au sens où je peux, par exemple, oublier les contingences matérielles de mon existence. En revanche, cette concentration me donne une acuité particulière : je vis le roman de l’intérieur, tous ses repères et tous ses codes deviennent les miens, je me dissous dans le monde que je crée. Parfois je le contrôle, parfois il prend le dessus et m’entraîne là où je n’avais pas fait le projet d’aller. Cette incertitude est grisante.
Vous pratiquez beaucoup la rupture grammaticale, pourquoi cette volonté de saccader la lecture ?
Il faut qu’une phrase sonne juste à mon oreille. J’ai la volonté qu’elle soit courte, simple, aussi percutante que possible dans sa douceur ou sa brutalité, même s’il est difficile de concilier le goût des images et le souci de la concision…
Le récit est intemporel et agéographique. Ni l’époque, ni le lieu ne sont clairement définis.
Oui, j’ai systématiquement évité les noms propres. Je voulais que cette histoire puisse se passer à peu près n’importe où dans ce monde en train d’étouffer dans sa graisse, son égoïsme et son cynisme.
L’intrigue est construite sur une incertitude : Qu’est-ce que sera demain ? Le narrateur recompose chaque jour une nouvelle histoire qui s’enchâsse dans la précédente, presqu’une réécriture pour tirer le lecteur vers un futur illusoire. Si vous deviez, justement, réécrire ce texte, qu’en modifieriez-vous ?
Quelques phrases.
Pourquoi ?
Parce qu’elles me semblent maladroites. Comme une matière que je n’aurais pas suffisamment sculptée ou polie. En même temps, je réfute l’argument selon lequel mon style est très « travaillé ». Je vise la simplicité, pas la sophistication.
Le titre est aussi un clin d’œil à Enola Gay, l’avion qui largua la bombe atomique sur Hiroshima. Etes-vous plutôt bombe instantanée ou à retardement ?
Jadis instantanée, « la tête près du bonnet » et prompte à monter sur mes grands chevaux. Désormais à retardement. Mais quand la coupe est pleine, tous aux abris car il y avoir des dommages collatéraux !
Que vous inspire d’être aujourd’hui dans les bibliothèques entre Guy des Cars et Pierre Drieu la Rochelle?
Je préfère vous dire que dans ma bibliothèque, je suis tout contre William Diehl, un auteur de polars américains très efficaces.
Un conseil de livre après avoir lu le vôtre ?
Trois dollars d’Elliot Perlman, et Le Fond des forêts de David Mitchell.
Si vous aviez le dernier mot, Christel Diehl.
Je le cède à plus grand que moi. À la fin de son roman, L’humeur vagabonde, Antoine Blondin écrit : « Un jour peut-être nous abattrons les cloisons de notre prison, nous parlerons à des gens qui nous répondront, le malentendu se dissipera entre les vivants, les morts n’auront plus de secret pour nous. Un jour, nous prendrons des trains qui partent ».
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E X T R A I T
Avant Enola Game, elle se sentait submergée par le flux d’informations qui l’assaillait chaque jour. Internet était devenu pour elle un fleuve charriant devant ses yeux d’orpailleur des milliers de pépites qu’elle ne pouvait toutes saisir. Un sentiment de panique l’étreignait parfois quand elle prenait la mesure de toutes les connaissances qui ne seraient pas siennes. De tous les messages qu’elle ne lirait pas. De toutes les expériences qu’elle ne tenterait pas. De tous les départs qui seraient pris sans elle. Les psychiatres appelaient cela « syndrome de débordement cognitif ».
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Enola Game de Christel Dielh, aux Editions Dialogues
114 pages futuro-apocalyptiques – 14,00 €