Paru originellement entre 1957 et 1959 dans Hora Cero, le roman graphique El Eternauta d’Héctor Germán Oesterheld et Francisco Solano López est bien plus qu’un récit d’anticipation. C’est un monument de la mémoire collective argentine, un texte matriciel hanté par l’autoritarisme, le deuil et la résistance populaire. L’adaptation sérielle de Bruno Stagnaro, diffusée sur Netflix depuis le 30 avril 2025, en épouse pleinement la portée symbolique. Elle en propose une relecture contemporaine puissante à la croisée de la science-fiction dystopique et du cinéma de la dictature. Cette série de six épisodes de 55 minutes s’impose comme une œuvre de genre politique, lucide et profondément argentine.
Buenos Aires, 2025. Une neige toxique s’abat sur la capitale argentine, tuant près d’un million de personnes et mettant au défi les rares survivants. Ce cataclysme glacial constitue le point de départ de L’Éternaute, série adaptée de la bande dessinée culte publiée en 1957. Réalisée par Bruno Stagnaro, cinéaste argentin engagé, cette œuvre ambitieuse est rapidement devenue un phénomène mondial : avec 10,8 millions de visionnages lors de sa première semaine, elle est devenue la série non anglophone la plus vue de Netflix à ce jour. Un succès historique pour la plateforme en Amérique latine, qui reflète autant la qualité artistique du projet que la résonance politique de son propos.
Une apocalypse sise à Buenos Aires
L’un des choix majeurs de Stagnaro est de conserver le cadre géographique de l’histoire : Buenos Aires n’est pas seulement le décor, elle est le protagoniste spectral de cette chronique de l’effondrement. La neige mortelle qui recouvre ses rues agit comme une nappe blanche d’amnésie et de sidération. Les terrains vagues, les stades déserts, les avenues désertées résonnent d’un passé douloureux. Ce réalisme post-apocalyptique, sans spectaculaire hollywoodien, fait écho aux effacements de la dictature militaire. La mise en scène, sèche, silencieuse, souvent contemplative, impose un climat d’attente suspendue, une étrangeté très argentine.
Une science-fiction du trauma, un document allégorique
Plus qu’une adaptation, L’Éternaute est une transposition critique. Elle ne répète pas l’œuvre : elle la ravive. Héritière du climat de guerre froide et des dictatures du Cône Sud, la bande dessinée devient ici le miroir du présent. Juan Salvo, l’homme ordinaire traversant le temps, figure désormais le « disparu » argentin, victime de l’arbitraire d’État. En écho aux réflexions de Giorgio Agamben ou Marianne Hirsch sur la mémoire traumatique, la série interroge : comment témoigner depuis l’oubli, comment incarner l’absence ?
L’ennemi est invisible, indéfinissable : c’est un pouvoir qui efface, qui manipule, qui déporte. À l’instar du Nom de l’autre de Ricardo Piglia, la science-fiction ici se mue en écriture du réel — un réel que l’on ne peut affronter que par l’allégorie.
Le héros collectif ou une utopie de la solidarité
Oesterheld avait déconstruit dès les années 1950 le modèle du héros solitaire : dans El Eternauta, le salut est collectif ou n’est pas. La série pousse ce principe encore plus loin. Juan Salvo n’est qu’un parmi les autres, et c’est l’ensemble du groupe qui fait front. L’horizontalité, l’entraide, le refus du messianisme donnent à cette science-fiction une portée utopique rare. Dans un monde saturé de récits individualistes, L’Éternaute ose réhabiliter la lutte commune, sans angélisme mais avec une force morale bouleversante.
Poétique du minimalisme : une SF mate et locale
Le budget — 15 millions de dollars — est visible, mais jamais ostentatoire. Bruno Stagnaro privilégie l’atmosphère à l’effet, la suggestion au déluge numérique. La série s’inscrit ainsi dans une esthétique sobre, dense, où l’émotion prime sur l’action. Les références sont cinématographiques : Stalker de Tarkovski, Children of Men d’Alfonso Cuarón, ou encore le cinéma argentin post-crise de Lucrecia Martel. Le choix d’acteurs enracinés dans le paysage argentin, comme Ricardo Darín, contribue à cette ancrage fort et crédible.

Une mémoire vivante non muséifiée
Face au passé, deux options : l’embaumement ou l’engagement. L’Éternaute choisit résolument la seconde. La série s’inscrit dans le sillage du cinéma de la mémoire (Beatriz Sarlo), mais en réinvestissant les codes du genre. La mémoire n’est pas décorative, elle est active, conflictuelle. Le silence n’est pas un vide mais un champ de forces. Ce que la série explore avec intelligence, c’est la possibilité de dire l’indicible à travers la fiction — non comme échappatoire, mais comme arme politique.
Une œuvre politique, poétique et nécessaire
Avec L’Éternaute, Bruno Stagnaro réussit ce que peu de productions Netflix osent encore : une œuvre de genre ancrée, poétique et radicalement politique. Elle parle de l’Argentine, mais elle parle aussi de nous — de nos rapports à l’histoire, au pouvoir, à la vérité. Et dans ce miroir brisé, chacun peut lire les reflets de ses propres cauchemars. Ce n’est pas une série à binge-watcher : c’est une série à digérer lentement, comme un poison nécessaire.

La critique d’Unidivers : 8,5/10
Public : adultes, passionnés de SF, amateurs d’histoire et de cinéma politique.
À voir absolument : pour réfléchir, trembler, se souvenir.
À noter : la série a été pensée dès l’origine comme un diptyque. La seconde saison, déjà écrite, est en cours de préproduction pour une sortie prévue courant 2026. Ce découpage en deux volets évite toute dérive commerciale et permet une cohérence narrative rare. Parallèlement, selon Netflix Latinoamérica, le tournage a permis de générer plus de 41 milliards de pesos injectés dans l’économie argentine, marquant un tournant majeur dans l’histoire de la production audiovisuelle locale.
