Les Gender Studies déboulent en France et occupent le devant de la scène en cette période de vote en faveur du mariage homosexuel. Moins visible mais tout aussi important, un autre mouvement de pensée s’avère très actif dans la recherche aussi bien théorique que pratique : le transhumanisme. Voilà un digest sous forme de fiche introductive susceptible de souligner son importance croissante dans notre société et les interrogations multiples que cette vision-conception soulève.
Le transhumanisme
Cette théorie pratique postule l’amélioration de la vie humaine par le recours à la raison, la science, la technologie (mais aussi, certaines données d’origine religieuse). Elle ambitionne de contrer la maladie, la souffrance, les handicaps en améliorant les capacités humaines, en dotant l’individu de prothèses hybrides, en dépassant ses limites physiques, mentales et cellulaires jusqu’à… peut-être… l’immortalité. La recherche génétique – et son pendant la thérapie génique – est à intégrer dans le transhumanisme. Tout comme la cyberbiologie et la nanomédecine en tant qu’outils essentiels. Le transhumanisme se retrouve d’emblée confronté aux interrogations (bio)éthiques.
Si actuellement le transhumanisme connait un essor soutenu, c’est notamment en raison d’un ralliement de grandes figures de la Silicon Valley. Bill Gates nourrit de nombreux projets d’amélioration de la vie à travers sa fondation. Google investit dans les lentilles et autres périphériques directement connectés à l’humain. Steve Jobs et sa philosophie bouddhiste n’étaient pas insensibles non plus à cette conception de la vie, comme l’illustrent ses produits et projets. Lorsque Facebook rachète le périphérique de réalité virtuelle Oculus Rift, ce n’est pas non plus sans arrière-pensée… Si la dimension « humaniste » est constamment mise en avant, notamment par Bill Gates, un parallèle s’impose avec un autre courant de pensée fort prisé, notamment des puissances financières américaines à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle : l’eugénisme.
Petite histoire d’Eugène (le bien-né)
À l’origine de la théorie eugénique reposait la volonté d’améliorer l’humain afin de le faire conduire vers un « idéal » génétique. Ce qui s’inscrit en droite ligne de l’essor de la génétique et de la sélection des espèces végétales et animales. De fait, les espèces florales que nous admirons dans nos jardins sont le fruit d’hybridations naturelles puis artificielles afin de tendre vers l’idéal du jardinier : couleur, forme, mais aussi résistance aux climats, parasites, etc. Il en va également ainsi des animaux : chiens, chats, chevaux, vaches, etc. Et tout simplement de l’histoire des hommes qui les voit se mélanger entre ethnies puis races. Il était naturel que la découverte du génome et de la manipulation génétique conduisent à la tentation de sélectionner… l’humain. De le modifier afin – idéalement – de l’améliorer.
En termes historiques, Darwin avait démontré par sa théorie l’évolution des espèces et son cousin Galton allait mettre les bases de l’eugénisme dès 1883. Entre vision conservatrice (sélection forcée ou Eugènisme Négatif) et libérale (élimination naturelle ou Eugènisme Positif), l’eugénisme a évolué et a trouvé de grands partisans au début du XXe siècle à l’image d’Henry Ford ou John D. Rockefeller. On parle alors de préservation des races, des lignées, mais aussi de dégénérescence.
En pratique, l’Angleterre et l’Irlande ont connu force internements et éliminations de déficients mentaux. Il convenait de se débarrasser des citoyens passifs et asociaux. En sus, les conceptions racialistes établissaient une supériorité de la race blanche sur les autres. C’est ainsi que cette conception rencontra de grands partisans en France (Paul Doumer) peu ou prou tempérée par les visions sociales d’origine chrétienne ou socialiste naissante.
Quant aux États-Unis, dès 1907 se pratiqua la stérilisation des criminels et « malades » (à la définition bien floue – de l’épileptique à l’alcoolique en passant par l’homosexuel) en Indiana. Ces lois continuèrent à avoir cours dans plus de 30 États en 1950 et jusqu’en 1972 en Virginie. La promotion de l’eugénisme étant assurée par de grandes fortunes internationales (notamment Ford et Bush) et se propagea dans des milieux scientifiques en Allemagne où une loi sur la stérilisation fut votée en 1933. L’eugénisme fut ainsi le socle théorique qui justifia la discrimination raciale finale.
Des racines communes pour un nouveau surhomme, plus-qu’homme ou transhomme ?
Transhumanisme et eugénisme s’inscrivent dans une volonté d’amélioration des conditions de vie humaine. Mais le transhumanisme ne parle plus de sélection génétique, mais de modification génétique. L’homme joue au démiurge, s’érige en Dieu et gère la créature au-delà des limites qui lui a été confiée. Critique balayée par les promoteurs de ce courant de pensée comme un archaïsme et une pudibonderie désuète.
En pratique, deux courants se dessinent. Le transhumanisme en quelque sorte négatif et contraint veut imposer sa conception et ses orientations des avancées technologiques à l’aide de différents biais et pressions sur le fonctionnement des sociétés mondialisées ; les défenseurs d’un transhumanisme positif privilégient l’adoption naturelle de cette technologie par l’humanité grâce à la progressive prise de conscience de sa nécessité. Au demeurant, nous sommes réduits en tant qu’observateurs à opérer des parallèles, notamment pister les dérives de l’eugénisme pour prévoir celle du transhumanisme.
Prenons l’exemple du dernier livre de Dan Brown (qui a décidément un don pour creuser les bons filons) : Inferno. Il en montre habilement une dérive perverse : la création d’un virus qui se chargerait de la sélection et de la réduction de la population humaine pour son propre « bien ». Car si le transhumanisme vise à l’amélioration de la condition humaine, l’humain est précisément pour certains son propre et pire ennemi, notamment car il met en danger la survie de la planète, soit son environnement naturel et nécessaire. C’est d’ailleurs un point de vue répandu dans le courant deep ecology : il faut cesser de se reproduire afin que la nature reprenne le contrôle de la terre (curieusement, on se demande fort peu ce qu’est en soit la nature ? Loin d’être évident, ce concept est bien plus complexe que le simple tableau des mers, des terres, océans, faune et flore…).
Autre exemple chéri de la science-fiction et du cyberpunk : une société ultralibérale où la sélection se fait par l’argent. Les riches peuvent s’offrir les meilleures améliorations pour survivre et les pauvres sont corvéables à merci. Hollywood se délecte de ce genre de disposition, comme le montrent récemment des films comme Le Transperceneige ou Elysium. Reste que les premiers objets bioconnectés – par exemple les lunettes à réalité augmentée de Google et Samsung et leur greffage en lentilles sur la cornée des yeux – suscitent un désir grandissant – matiné d’une once de délectable effroi – chez une bonne partie de nos congénères. Il en va de même de la perspective de repousser toujours plus loin les limites de la dégradation cellulaire et de l’espérance de vie. Bref, devenir un sur-homme. Pourtant, loin de la pauvreté philosophique, réflexive et éthique des blockbusters, ces « améliorations » des individus comme de l’espèce humaine ouvrent de nombreux et profonds champs d’interrogation où il est pour l’heure bien difficile de naviguer.
Amélioration prothétique d’un côté, dégradation idiosyncrasique de l’autre, construction ou déstructuration de l’identité du sujet, enrichissement du point de vue sur le réel ou fragmentation tendancieusement schizophrénique, rééquilibrage de l’inscription de notre présence sur terre et de la relation à ses autres formes de vie ou accroissement d’un divorce consommé nourri d’étrange et d’étrangeté. Bref, c’est le concept même de l’humain et de son incarnation qui promet de connaître une altération cruciale. Un débat capital qui ne fait que commencer. On laissera à Jean Parvulesco filmé par Godard le soin d’une conclusion immortelle…