Avec Explosive modernité. Malaise dans la vie intérieure (Gallimard, 2025), la sociologue franco-israélienne propose une vaste cartographie du désarroi contemporain. Mais derrière la sociologie des émotions affleure, comme en filigrane, un geste philosophique : celui de Spinoza. Sous la forme d’un traité profane, Eva Illouz offre une mise à jour saisissante de l’Éthique pour notre temps.
Le samedi 18 octobre 2025 à 15h, l’Auditorium des Champs Libres à Rennes accueillera la sociologue Eva Illouz pour une rencontre intitulée Malaise dans la société, malaise dans nos émotions.
Cartographier le malaise
Depuis Freud, le « malaise dans la civilisation » est le diagnostic récurrent des sociétés modernes. Mais Eva Illouz en renverse le sens.
Là où Freud voyait dans la répression des pulsions la source du mal-être, Explosive modernité identifie une ère où l’on ne réprime plus rien, mais où l’on sature les individus d’injonctions émotionnelles : sois toi-même, exprime-toi, libère tes émotions, sois heureux.
Le mal-être ne vient plus du refoulement, mais de la surexposition. Nous ne souffrons plus du manque d’expression, mais du trop-plein de visibilité : une hyper-visibilité affective, alimentée par les réseaux sociaux, le capitalisme émotionnel et la « politique du care ». Or, derrière le masque bienveillant du care, Eva Illouz décèle un vecteur du néolibéralisme lorsqu’il se mue en industrie de la vulnérabilité : une économie du “souci de l’autre” où la compassion devient service, la vulnérabilité marchandise.
« Ce qui nous explose aujourd’hui à la figure, ce n’est plus la répression, mais la sollicitation continue de nos émotions. »
Ainsi s’ouvre l’ouvrage : sur le constat d’une civilisation qui ne refoule plus, mais qui instrumentalise les affects. Et c’est précisément par la rigueur de son architecture que le livre se rattache à l’héritage spinoziste. Comme Spinoza dans l’Éthique, Eva Illouz dresse une anatomie des passions — non pour les juger, mais pour les comprendre.
Une sociologie des émotions comme éthique de la lucidité
La thèse d’Eva Illouz est aussi simple que radicale. Nos émotions ne sont pas intérieures, elles sont socialement fabriquées. Elles naissent d’un réseau de forces — économiques, institutionnelles, culturelles — qui traversent le sujet. Le malaise n’est donc pas un problème d’âme, mais un problème d’agencement : celui d’un monde où l’économie s’est emparée de la vie émotionnelle. Son projet est de cartographier ces circulations : lire le présent à travers les émotions qu’il produit — l’espérance et la déception, la colère et la peur, la honte et l’amour. L’enjeu est d’inventer une sociologie critique des affects, anti-développement personnel, qui redonne à la conscience sa puissance d’agir.
« Redonner des mots aux émotions, c’est redonner de la liberté au sujet. »
Chez Eva Illouz comme chez Spinoza, comprendre, c’est déjà transformer. Là où le philosophe hollandais voyait dans la connaissance des causes le chemin de la liberté, la sociologue en fait une méthode — la lucidité sociologique comme forme d’émancipation.
Première partie : Espérance, déception, envie — la promesse inversée du capitalisme
L’espérance fut le moteur des Lumières et du progrès. Mais, depuis les années 1970, elle s’est convertie en marchandise : applications de développement personnel, promesses méritocratiques, idéologie du « tout est possible ». L’espérance s’est déplacée du collectif vers l’individuel ; du salut vers la performance.
« Le capitalisme n’a pas aboli l’espérance : il l’a industrialisée. »
De cette mécanique découle une déception structurelle. La modernité consumériste produit sans cesse des attentes impossibles — d’où une société épuisée par la promesse. Quant à l’envie, elle est devenue la passion ordinaire du capitalisme de comparaison, moteur discret d’un système où la réussite des autres se transforme en blessure personnelle. Spinoza décrivait déjà cette passion triste — invidia — comme un poison social. Eva Illouz en fait la matrice morale du XXIe siècle : une énergie d’auto-dévaluation permanente.
Deuxième partie : Colère, peur, nostalgie — les passions politiques du présent
Ici, Eva Illouz quitte la sphère privée pour analyser les émotions collectives. La colère démocratique — des Gilets jaunes à #MeToo —, la peur sécuritaire et la nostalgie identitaire composent le triptyque affectif de nos démocraties fatiguées. La colère, autrefois morale, devient performative ; elle se met en scène, se médiatise, s’épuise. La peur, censée être domptée par l’État de droit, devient instrument de gouvernement — régime de précaution, militarisation des imaginaires, économie de la menace. Quant à la nostalgie, elle surgit quand l’avenir s’efface, le passé se mue en refuge identitaire.
« Nous sommes des exilés du futur : la nostalgie est le seul lieu où nous nous sentons encore chez nous. »
Dans ces émotions, Eva Illouz décèle le grand glissement de la modernité : la politique est devenue affaire de climat émotionnel. Et c’est ici que sa lecture retrouve Spinoza : les passions tristes, quand elles se conjuguent, engendrent la servitude.
Troisième partie : Honte, jalousie, amour — une intimité implosive
Eva Illouz retourne ensuite aux passions intimes. La honte, produit du regard social, peut se renverser en fierté politique. La jalousie, émotion autodestructrice, naît de la liberté amoureuse elle-même, « la potence que l’on fabrique pour soi-même ». Quant à l’amour, il n’est plus transgressif mais contractuel, instable, réflexif — un champ de négociation permanente entre authenticité et sécurité.
« Nous voulons que l’amour soit un miracle, mais qu’il tienne par contrat. »
Dans cette triade, on retrouve toute la tension spinoziste entre passion et action : la honte se convertit en dignité, la jalousie en conscience, l’amour en connaissance mutuelle. L’intimité devient le lieu où se rejoue l’éthique, où l’on transforme la passion subie en puissance comprise.
L’épilogue : un spinozisme social et profane
Le dernier chapitre est une véritable leçon d’éthique moderne. Pour Eva Illouz, nommer les émotions n’est pas un exercice psychologique, c’est un acte politique. C’est le passage de la passivité à l’action, de la passion à la compréhension. Chez Spinoza, la liberté naît quand l’esprit comprend les causes de ses affects. Chez Eva Illouz, la liberté politique naît quand la société comprend les causes de ses émotions collectives : peur, colère, honte, jalousie. Elle ne prêche pas la résignation, mais la lucidité joyeuse — une joie sans illusion, fondée sur la connaissance des structures. C’est la même laetitia que chez Spinoza, la joie d’une raison qui voit clair.
« Nommer, c’est commencer à réparer : la parole lucide transforme la douleur en puissance. »
Le déconditionnement par la conscientisation
Là où Spinoza cherchait à libérer le sujet de ses illusions imaginatives (haine, crainte, superstition), Eva Illouz vise à libérer les individus de la naturalisation émotionnelle produite par le capitalisme affectif :
« Nos émotions ne sont pas naturelles ; elles sont configurées, prescrites, parfois imposées. Les nommer, c’est déjà s’en dégager. »
L’acte de nommer devient donc l’équivalent du passage spinoziste de l’imagination à la raison : reconnaître la cause extérieure, c’est neutraliser sa domination. En cela, Eva Illouz fait du savoir — sociologique, critique, collectif — une thérapeutique des affects.
L’éthique de la puissance et la réhabilitation de l’action
Spinoza lie la joie à l’accroissement de puissance. Eva Illouz, de son côté, refuse la « psychologie positive » (fausse joie imposée par le marché) mais appelle à une politique de la lucidité joyeuse qui est de non pas se complaire dans le malaise, mais retrouver la capacité d’agir à travers la compréhension des structures.
Son éthique n’est pas moralisatrice, elle rejoint l’Éthique de Spinoza dans cette idée que la vraie liberté consiste à agir selon la connaissance des causes, non à s’en abstraire. La joie n’est pas une fuite du monde, mais le moment où le sujet retrouve un sens commun avec autrui.
La politique de la conscience collective
Enfin, Eva Illouz rejoint la dimension politique du spinozisme, la liberté ne se conçoit qu’en communauté. Loin d’un individualisme thérapeutique, elle appelle à une politisation des émotions, reconnaître la colère, la peur ou la honte comme des faits collectifs, c’est faire émerger un conatus communis, une puissance d’agir partagée.
L’épilogue relit ainsi Spinoza à travers Durkheim et Arendt :
– Durkheim pour la dimension sociale des affects ;
– Arendt pour la nécessité d’un espace public de parole ;
– Spinoza pour la transformation active de la passion en conscience.
Eva Illouz et Spinoza – Pour une éthique sociale des émotions
« Ce que nous comprenons, nous ne le subissons plus. »
— Baruch Spinoza, Éthique, IV, proposition 59
« Redonner des mots aux émotions, c’est redonner au sujet la puissance de se reconnaître. »
— Eva Illouz, Explosive modernité, épilogue
| Spinoza (Éthique, III-IV) | Eva Illouz (Explosive modernité) |
|---|---|
| Les affects sont des modifications du corps et de l’esprit, expressions de la puissance d’agir (conatus). | Les émotions sont des constructions sociales et symboliques, produits d’institutions qui orientent nos désirs et nos attachements. |
| La servitude vient de la méconnaissance des causes de nos affects (passions). | Le malaise moderne vient de l’ignorance des structures qui conditionnent nos émotions (capitalisme, individualisme, domination). |
| La liberté réside dans la connaissance adéquate des causes. | La liberté consiste à nommer et comprendre les conditions sociales de nos émotions. |
| La joie est l’affect par lequel notre puissance d’agir augmente. | La lucidité affective et la conscience critique permettent de transformer le malaise en puissance sociale. |
Le lexique spinoziste des affects dans la modernité d’Eva Illouz
Spinoza identifie plus de quarante affects dérivés de trois primaires (désir, joie, tristesse). Eva Illouz, elle, choisit neuf émotions typiques de la modernité tardive. Leur lecture en miroir révèle une continuité philosophique.
| Émotion chez Eva Illouz | Affect spinoziste correspondant | Lien conceptuel |
|---|---|---|
| Espérance | Spes – joie inconstante née de l’idée d’un bien futur incertain. | Chez Spinoza, l’espérance dépend de l’imagination et conduit à la servitude. Eva Illouz montre que le capitalisme émotionnel a transformé cette passion en marchandise. |
| Déception | Tristitia – passage à une moindre perfection. | La déception est pour Eva Illouz la condition moderne : elle traduit l’impossibilité de stabiliser la joie dans un système d’attentes illimitées. |
| Envie | Invidia – tristesse née du bonheur d’autrui. | Eva Illouz la décrit comme « le bruit de fond de la conscience moderne ». Spinoza la voit comme une affection destructrice de la sociabilité. |
| Colère | Ira – désir de punir celui qu’on croit cause d’un dommage. | Chez Eva Illouz, la colère démocratique traduit la quête de justice, mais devient spectacle. Chez Spinoza, elle peut se transformer en indignation rationnelle, force politique. |
| Peur | Metus – tristesse née de l’idée d’un mal futur incertain. | Eva Illouz montre comment la peur devient politique de gouvernement ; Spinoza avertissait qu’un peuple gouverné par la peur perd sa liberté. |
| Nostalgie | Desiderium – tristesse liée à la perte d’un objet aimé. | Pour Eva Illouz, la nostalgie est l’affect d’un futur bloqué ; pour Spinoza, elle naît de la mémoire et détourne de la joie active. |
| Honte | Pudor – tristesse accompagnée de l’idée d’une faute perçue par autrui. | Eva Illouz fait de la honte une matrice morale pouvant devenir fierté, ce que Spinoza esquisse déjà dans le passage de la passion à l’action. |
| Jalousie | Aemulatio / Zelotypia – inquiétude née du soupçon d’un rival. | Spinoza et Eva Illouz s’accordent sur son caractère autodestructeur : la jalousie découle d’un amour dépendant et imaginaire. |
| Amour | Amor – joie accompagnée de l’idée d’une cause extérieure. | Chez Eva Illouz, l’amour moderne reste la plus haute forme de dépendance symbolique ; chez Spinoza, il peut devenir actif si la cause est comprise, non fantasmée. |
Ainsi, chaque émotion Eva Illouzienne réactualise un affect spinoziste, mais déplacé dans la sphère sociale : ce ne sont plus des passions individuelles, mais des structures d’expérience collective.
De la passion sociale à la puissance commune
Explosive modernité se lit alors comme une Éthique pour notre temps :
– non pas un traité de morale, mais une science des affects ;
– non pas un livre de sociologie, mais une proposition d’émancipation.
Eva Illouz actualise Spinoza. Elle remplace Dieu par la société, la raison par la conscience critique, la joie métaphysique par la puissance collective. Elle nous apprend que penser nos émotions ensemble, c’est déjà commencer à sortir de la servitude volontaire.
« Connaître ses émotions, c’est déjà échapper à leur domination.
Les comprendre ensemble, c’est commencer à refaire monde. »
Un spinozisme critique et socialisé
Oui, l’épilogue est une conclusion spinoziste, mais séculière et sociologique.
Eva Illouz transpose l’ontologie des affects dans le champ des institutions :
- là où Spinoza parle de « causes extérieures », elle parle de structures sociales ;
- là où Spinoza propose la raison, elle propose la conscience critique ;
- là où Spinoza vise la libertas mentis, elle vise une liberté politique par la lucidité émotionnelle.
« Connaître ses affects, c’est déjà échapper à leur domination. »
(Éthique, IV, prop. 59, corollaire).
Ainsi, l’ouvrage tout entier — et particulièrement son épilogue — peut se lire comme une Éthique sociologique de la modernité, cherchant à convertir nos passions sociales (peur, honte, jalousie, colère) en puissance d’agir lucide, partagée, consciente.
La fraternité comme horizon
Au fond, ce que cherche Eva Illouz à travers la sociologie des émotions, c’est le sens perdu du commun. La fraternité, disparue des discours politiques, réapparaît ici comme une question affective : comment faire monde ensemble quand nos émotions sont marchandisées ? Dans le Traité politique, Spinoza voyait dans le conatus communis — l’effort de persévérer ensemble dans l’être — la base du vivre-ensemble. Eva Illouz lui répond à trois siècles de distance. La société moderne pourra se recomposer non par la transcendance, mais par la lucidité partagée. La question, pour elle, n’est pas abstraite ; elle renvoie à l’Israël d’aujourd’hui, à la fracture entre Juifs et Arabes, entre libéraux et religieux. Comment retrouver la fraternité qui existait encore au début du XXe siècle ? Par quelle liberté politique, fondée sur la connaissance des émotions et des peurs, pourrait-on refaire humanité dans un pays — et dans un monde — si fragmenté ?
Post-scriptum – l’Éthique à hauteur d’homme
Si Spinoza écrivait que la sagesse est méditation de la vie, Eva Illouz pourrait dire que la sociologie est méditation de la coexistence. Son œuvre transforme la lucidité en puissance et la douleur en connaissance. En cela, elle accomplit ce que peu d’essais contemporains parviennent encore à faire : réunir philosophie, politique et expérience sensible pour rendre à l’humanité ce qui lui manque le plus — une conscience d’elle-même, lucide et fraternelle.

Fiche de l’ouvrage de Eva Illouz
Titre : Explosive modernité. Malaise dans la vie intérieure
Autrice : Eva Illouz
Éditeur : Gallimard
Catégories : Essais littéraires, philosophie, sociologie
Pagination : 448 pages
Format : 140 × 205 mm
Achevé d’imprimer : 1er avril 2025
ISBN : 9782073026484
Prix indicatif : 24,00 €
Repères : l’évolution d’une pensée
2025 — Explosive modernité. Malaise dans la vie intérieure
Ce volume en forme de synthèse met au jour les soubassements collectifs du mal-être contemporain et établit un diagnostic global : nos émotions ne sont pas le revers de la civilisation, elles en sont le langage.
2006 — Les Sentiments du capitalisme
Montée d’un « capitalisme émotionnel » où entreprises et institutions s’approprient les émotions humaines pour accroître productivité et consommation.
2012 — Pourquoi l’amour fait mal
Les logiques du marché et de la compétition façonnent désormais les relations intimes, rendant l’amour vulnérable aux injonctions d’efficacité.
2019 — Les Marchandises émotionnelles
La culture numérique transforme les affects en produits échangeables, des réseaux sociaux aux plateformes de rencontres.
2020 — La Fin de l’amour
La désagrégation des liens affectifs dans une société de liberté sans cadre, où le désengagement devient norme relationnelle.
Eva Illouz est sociologue et directrice d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). Née en 1961 à Fès (Maroc), elle a étudié à Paris, Philadelphie et Jérusalem. Professeure de sociologie à l’Université hébraïque de Jérusalem, elle a enseigné dans plusieurs universités internationales, dont Princeton et Northwestern. Spécialiste de la culture affective moderne, elle analyse les effets du capitalisme et des médias sur la vie psychique et les relations humaines. Son œuvre, traduite dans le monde entier, interroge le lien entre économie, culture et émotions. Lauréate du Prix européen de l’essai en 2021 pour l’ensemble de son œuvre.
