Le livre La Familia Grande de Camille Kouchner défraie actuellement la chronique, dénonçant enfin de manière publique l’inceste. Pourtant en 2016, Sophie Chauveau avait déjà écrit et décrit dans La Fabrique des Pervers ce qu’elle avait subi dans sa famille. L’ouvrage est aujourd’hui réimprimé. Salutaire.
Cela commence comme un roman historique, comme Le Cri du peuple de Jean Vautrin, ce récit qui se passe pendant la Commune. Deux héros bancals, deux petits hommes commerçants pendant le siège de Paris par les Prussiens, quelques mois avant la révolte parisienne. Ils vont aller au Jardin des Plantes pour tuer des animaux sauvages, lions, éléphants, singes, vendre leurs viandes aux Parisiens affamés. Devant les autorités qui ferment les yeux, ils vont s’enrichir. Un méfait moralement condamnable, mais admis tacitement.
Ce sont sur ces bases que va se constituer, s’enrichir la famille de Sophie Chauveau, que l’on connait surtout pour ses remarquables biographies romancées consacrées notamment à De Vinci, Manet, Fragonard ou Diderot. La morale, Arthur n’en a cure, et toute sa descendance va hériter de ce trait de caractère. Il va engendrer des enfants, des petits-enfants, des arrière-petits-enfants, plus amoraux les uns que les autres, des pervers, protégés du regard de la société par une protection et connivence familiale permanente.
C’est en faisant connaissance avec une cousine que Sophie Chauveau va découvrir l’étendue du mal qui a embrasé plusieurs générations. Camille Kouchner raconte l’histoire d’une famille étendue, d’une génération. Sophie Chauveau raconte la perversité sur plusieurs générations, comme si les abus sexuels étaient inclus dans les gênes de sa famille et se transmettaient. « Un homme ça s’empêche », cette phrase de Camus, placée en exergue, ne s’applique pas dans la famille descendante d’Arthur. Rien n’empêche les trois fils d’Arthur, de violer, d’agresser, de peloter tout ce qui passe à portée de main, fillettes, garçonnets, frères, soeurs, dans la mesure où tout reste dans la famille, cachée aux yeux de tous.
La famille, cocon protecteur, mais en l’occurrence terrible étouffoir qui broie sous les apparences les êtres les plus fragiles, ceux qui sont jeunes, sans importance et qui oublieront. Cet oubli, Sophie Chauveau a vécu avec, a composé avec. S’il existait une échelle de l’horreur et de l’ignominie, ce géniteur, ce Père, ce Pierjac, atteindrait les sommets. Par son écriture millimétrée, l’autrice démonte tous les mécanismes de l’inceste, ces rouages que l’on semble enfin publiquement découvrir depuis le livre de Camille Kouchner : culpabilisation de la victime, cécité de l’environnement amical, oubli et effacement partiel de la mémoire, silence et complicité des femmes avec ce terrible chapitre sur « Mère » et sa responsabilité immense.
Victime directe d’un couple terrifiant, elle raconte la nudité permanente, les propos salaces, les attouchements rapides, l’impossibilité de parler. Elle choisit de ne pas décrire les actes, mais son récit n’en est que plus terrifiant. Les mots rapportés de son père suffisent. J’hésite à les écrire, ces mots qui amenèrent l’autrice pour quelques années supplémentaires sur le divan du psychanalyste : « mais enfin je ne t’ai tout de même pas enculé ». Voilà ils sont posés et indispensables pour comprendre l’étendue de perversions qu’il ne faut plus à aucun moment cacher sous les bonnes manières, les secrets familiaux. Ou les périphrases.
Dans la première partie de La Familia Grande le mot le plus utilisé est celui de « Liberté ». C’est en son nom que l’on se promène nu, que l’on expose sur le mur les seins de sa fille. Liberté comme une conception de la vie permettant tout, sans aucun sens de l’altérité. Avec Sophie Chauveau, c’est le poids d’un patriarcat social, lié au pouvoir de l’homme et à son plaisir immédiat, qui se perpétue par tradition. Causes différentes, causes communes ? Mais mêmes dégâts ravageurs qui nous conduisent à nous demander comment on peut survivre à de telles ignominies.
En terminant le récit, on a le sentiment que le premier véritable ouvrage, consacré à l’inceste soit celui-ci. Il aurait dû, lors de sa parution en 2016, soulever de nombreuses questions, interroger les critiques, les politiques. Il n’en fut rien. Alors la faute à l’époque qui n’était pas encore prête à entendre ces discours de souffrance ? La faute à l’absence de noms connus, Chauveau Père n’étant pas médiatique comme Olivier Duhamel ? Un peu des deux sans doute. Il est encore temps de réparer cette erreur en lisant ce livre indispensable, complet et profond pour savoir définitivement qu’ « un homme ça s’empêche ».