Depuis ses premières œuvres dans le V-cinema des années 1980 jusqu’à son Lion d’argent vénitien (Wife of a Spy, 2020), Kiyoshi Kurosawa n’a cessé de creuser un sillon singulier dans le cinéma mondial : celui d’un trouble métaphysique à l’ère des mutations technologiques. Le maître japonais livre avec Cloud un thriller d’une inquiétante contemporanéité. Kiyoshi Kurosawa ausculte, avec son sens du malaise feutré, les angoisses modernes, les dérives morales et existentielles d’une humanité prise dans les filets invisibles du capitalisme numérique. Un thriller psychologique lent et vénéneux mais parfois flou…
Une intrigue minimaliste saturée de tension diffuse
Yoshii (Masaki Suda), jeune homme ordinaire, vit de la revente d’objets sur des plateformes en ligne. Une activité marginale mais apparemment anodine. Sa rencontre avec Rika (Kotone Furukawa), ancienne influenceuse devenue consultante logistique, l’entraîne dans un univers opaque où se mêlent fraudes, manipulations identitaires et glissements éthiques imperceptibles.
En surface, Cloud épouse les codes du thriller noir : deals clandestins, menaces anonymes, interventions policières. Mais Kurosawa déjoue les conventions : il étire le récit, privilégie l’ambiguïté aux explosions dramatiques, installe une inquiétude rampante plutôt qu’un suspense mécanique. Le spectateur est plongé dans une tension psychologique permanente, alimentée par le non-dit et le malaise diffus, dans la pure tradition du cinéaste.
Le cloud : une métaphore vertigineuse de la dissolution identitaire
Le « cloud » — réseau virtuel sans centre ni frontières — devient chez Kurosawa un puissant symbole de la dilution généralisée des repères modernes. Dans cet espace fluide, les identités se démultiplient, les responsabilités s’évanouissent, le licite et l’illégal s’entrelacent. Progressivement, Yoshii perd prise, happé par cette abstraction algorithmique où l’homme devient lui-même une donnée flottante.
Cloud prolonge ici une interrogation que Kurosawa travaille depuis Pulse (2001) : comment la modernité technologique engendre des angoisses invisibles, de nouvelles formes de hantise sociale, où la peur ne vient plus de l’extérieur mais de l’effacement intérieur du sujet. La menace devient existentielle, métaphysique, comme une dilution progressive du réel.
Une mise en scène clinique et hypnotique
Visuellement, le film déploie un langage froid et maîtrisé. Akiko Ashizawa signe une photographie d’une pureté clinique : bureaux aseptisés, ruelles nocturnes baignées de néons pâles, interfaces digitales envahissant discrètement l’image. Chaque cadre participe à cette sensation de vertige moderne où les frontières se dissolvent. La bande originale minimaliste de Kenji Kawai amplifie l’étrangeté sous-jacente sans jamais souligner les effets.
Masaki Suda excelle dans l’ambiguïté : son Yoshii n’est ni véritablement coupable, ni tout à fait innocent. Il dérive, happé par une logique qui le dépasse. Face à lui, Kotone Furukawa impose un calme inquiétant, incarnation d’une génération façonnée par les codes du contrôle numérique, de la rentabilité algorithmique et des narrations en flux permanent.
Une critique feutrée du capitalisme numérique
Au-delà du thriller psychologique, Cloud porte un regard glaçant sur l’économie numérique et ses zones grises : spéculation sur les micro-marchés, marchandisation des données personnelles, précarisation invisible des individus, déresponsabilisation systémique par la dilution des acteurs dans des chaînes logistiques virtuelles. Tout est fluide — et tout est insaisissable.
Dans cette économie algorithmique dérégulée, Kurosawa montre comment l’homme moderne, désincarné dans ses avatars numériques, perd peu à peu toute consistance morale. Comme il le faisait déjà avec le chômage dans Tokyo Sonata, il radiographie ici une autre forme d’aliénation produite par les nouvelles structures invisibles du pouvoir économique globalisé.
Réception critique mitigée
Présenté hors compétition à la Mostra de Venise 2024, Cloud a reçu un accueil favorable de la critique internationale qui salue sa capacité à inscrire l’angoisse contemporaine dans une mise en scène minimaliste et tendue. Moins horrifique que Pulse, moins mélodramatique que Wife of a Spy, mais tout aussi hanté, Cloud apparaît comme l’un des films les plus aboutis de la maturité de Kurosawa.
Cela étant, les avis des spectateurs témoignent d’une réception extrêmement partagée. Certains saluent la manière dont Kurosawa dépeint la folie moderne, la rancune sociale et la mécanique de la haine numérique. L’atmosphère sombre, oppressante, et l’irruption progressive de l’absurde offrent une lecture critique des tensions invisibles de la société japonaise. Mais la majorité des retours pointent des défauts structurels : un scénario qui perd en cohérence dans sa seconde moitié, des mystères non résolus, des personnages secondaires sous-écrits, et un virage inattendu vers l’action pure — notamment de longues scènes de fusillades que beaucoup jugent gratuites ou incompréhensibles. Le film est accusé de gâcher le potentiel dramatique de son sujet en sacrifiant la profondeur au profit du chaos narratif. Le casting, pourtant salué (Masaki Suda, Masataka Kubota, Amane Okayama), apparaît ainsi sous-exploité face à un scénario déséquilibré.
Ni pamphlet, ni démonstration, Cloud interroge avec l’ère post-matérielle où l’être humain, aspiré dans les flux numériques, risque de perdre jusqu’à la stabilité de son propre moi. Un thriller psychologique d’une bonne acuité émotionnelle et philosophique.
Fiche technique
- Titre original : クラウド (Cloud)
- Réalisation et scénario : Kiyoshi Kurosawa
- Musique : Kenji Kawai
- Photographie : Akiko Ashizawa
- Interprétation principale : Masaki Suda (Yoshii), Kotone Furukawa (Rika), Daiken Okudaira, Amane Okayama, Yoshiyoshi Arakawa, Masataka Kubota
- Production : Nikkatsu, Kadokawa
- Durée : 124 minutes
- Pays : Japon
- Genre : thriller psychologique
- Sortie : 2024 (Venise), 2025 (international)