Film Dossier 137 : Gilets Jaunes et République à découvert

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Avec Dossier 137, Dominik Moll signe une œuvre qui transcende les frontières du thriller judiciaire pour s’inscrire dans la tradition du cinéma politique européen. Présenté en compétition officielle au Festival de Cannes 2025, ce film saisissant dissèque, avec une froideur clinique et une rigueur morale implacable, la dérive sécuritaire d’un État confronté à la colère de ses propres citoyens.

Le titre, dénué d’affect, évoque un simple numéro de dossier parmi d’autres. Un nom d’archive, un chiffre bureaucratique, une abstraction administrative. Pourtant, derrière ce chiffre se cache l’histoire d’un adolescent mutilé à vie par un tir de LBD, au cœur d’une manifestation parisienne du mouvement des Gilets jaunes. Ce fait divers tragique devient le prisme à travers lequel Dominik Moll ausculte l’aveuglement institutionnel, la mécanique de l’impunité, et l’étranglement progressif de la démocratie par la raison d’État.

L’IGPN comme théâtre de l’opacité

Le récit suit Stéphanie, commandante à l’Inspection Générale de la Police Nationale, incarnée par une Léa Drucker d’une sobriété incandescente. Lorsque l’enquêtrice découvre que la victime du tir provient de sa commune natale, l’affaire cesse d’être abstraite. Elle devient intime. Cette tension éthique entre loyauté institutionnelle et exigence de vérité innerve tout le film.

La mise en scène épouse cette rigueur morale : plans fixes, absence de musique, lumière blafarde. Le style est sec, méthodique, presque documentaire. On ne filme pas la violence elle-même, mais la manière dont elle se fabrique, se camoufle, se légitime. Dossier 137 montre ainsi une chaîne hiérarchique où chaque niveau protège le suivant, où nul ne décide, mais où tous obéissent.

Une radiographie de la France contemporaine

À travers ce cas d’apparence isolée, le film déplie un portrait en creux de la France post-2018. Une France où l’exaspération sociale, cristallisée dans le mouvement des Gilets jaunes, a rencontré une réponse policière d’une violence inédite depuis Mai 68. Le choix de traiter ce moment par le biais du judiciaire, plutôt que de l’émotion ou de l’épique, est significatif. Dossier 137 ne reconstruit pas le tumulte des ronds-points, mais explore les angles morts d’une République qui se regarde dans le miroir de ses propres procédures.

Ce que Dominik Moll met en scène, c’est l’incapacité du pouvoir à reconnaître ses erreurs, sa propension à diluer les responsabilités, à sanctuariser l’ordre au détriment du droit. Loin de tout manichéisme, il propose une critique institutionnelle d’autant plus forte qu’elle ne s’énonce jamais frontalement : elle émerge des silences, des couloirs, des pièces anonymes où la vérité s’efface au profit de la raison d’État.

De la fiction comme mémoire critique

Le cinéma français, jusqu’ici, s’était montré frileux à l’idée de représenter frontalement le mouvement des Gilets jaunes. Sans doute par crainte d’en trahir la complexité, ou de verser dans la caricature. Dossier 137, en adoptant une perspective oblique — celle de l’appareil étatique — parvient au contraire à redonner une visibilité aux corps blessés, aux voix tues, aux récits avortés.

Il ne s’agit pas ici d’un film-manifeste, mais d’un film-mémoire. En refusant les effets spectaculaires, Dominik Moll permet une relecture émotionnelle et politique d’un moment de bascule. Ce qu’il montre, c’est une République qui vacille non sous la pression des manifestants, mais sous le poids de ses propres dissimulations.

Une œuvre politique, mais jamais didactique

Dossier 137 s’inscrit dans la lignée du cinéma politique européen, de Z de Costa-Gavras à L.627 de Bertrand Tavernier. Il met en scène non pas des événements, mais des structures. Ce n’est pas tant un film sur un adolescent mutilé, que sur une République qui ne sait plus comment rendre des comptes à ses citoyens. Le personnage de Stéphanie incarne cette tension entre le devoir de loyauté et la vérité. Et lorsque la vérité devient impossible, ce sont les institutions elles-mêmes qui deviennent suspectes. La fiction, ici, n’a pas pour fonction d’adoucir la réalité, mais de l’éclairer à l’endroit où le droit se tait, où l’État oublie, où la démocratie s’effondre dans ses angles morts.

En cela, Dossier 137 est un film qui ose rendre visible ce que le pouvoir voudrait tenir dans l’ombre. Un film qui documente, sans pathos ni slogans, l’érosion du lien entre les gouvernants et les gouvernés. Et qui, ce faisant, redonne au cinéma sa fonction de contre-pouvoir.