Else de Thibault Emin : cinéma français et science-fiction psychologique

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film else

Avec Else, sorti en salles le 28 mai 2025, Thibault Emin signe l’un des premiers longs-métrages français les plus intrigants de ces dernières années. Présenté au Festival Premiers Plans d’Angers, à Gérardmer et même au TIFF, Else apparaît d’emblée comme un objet filmique inclassable, à mi-chemin entre la science-fiction existentielle, le body horror minimaliste et l’allégorie psychique. Un projet rare dans le paysage du cinéma français contemporain.

L’histoire démarre dans une veine apocalyptique étrangement intime. Anx (interprété avec finesse par Matthieu Sampeur), jeune homme tourmenté, rencontre Cass (Edith Proust, magnétique), peu avant qu’une mystérieuse épidémie n’éclate. Partout autour d’eux, les êtres humains commencent à fusionner physiquement avec les objets qui les entourent : murs, meubles, matières inertes. Leurs corps se lient à la matière dans une lente et irréversible métamorphose.

Le huis clos qui s’organise alors dans l’appartement où Anx et Cass se retranchent devient le véritable théâtre mental du film : l’extérieur se dissout, l’intérieur devient abîme. Le film, écrit avec Alice Butaud et Emma Sandona, ne s’intéresse pas tant à l’origine de l’épidémie qu’à son pouvoir allégorique.

Entre Lynch et Cronenberg, une approche européenne

Les références qui hantent Else sont immédiatement lisibles, mais jamais serviles. Thibault Emin revendique lui-même l’influence d’Eraserhead, le chef-d’œuvre inaugural de David Lynch, dans cette manière de filmer l’angoisse comme une lente contamination du réel. On y trouve aussi des échos au cinéma de David Cronenberg, notamment au Body Horror de ses débuts (Videodrome, The Fly), mais passés au prisme d’une sensibilité européenne beaucoup plus intériorisée, quasi littéraire.

Là où Cronenberg explore souvent la violence du corps en mutation, Emin préfère l’étirement, l’attente et le frottement psychologique. La « fusion » qu’il met en scène n’est pas simplement une métaphore biologique mais une dérive existentielle : le moi déborde, le monde absorbe, l’identité vacille.

Une mise en scène sensorielle et claustrophobe

La photographie (signée Victor Gaultier) est à ce titre l’une des grandes réussites du film. Sombres mais jamais opaques, les cadres laissent constamment transparaître l’instabilité de l’espace : murs poreux, textures mouvantes, matières quasi organiques. On sent la menace physique du décor comme une peau qui respire. Cette tension visuelle accompagne parfaitement la montée progressive de l’angoisse chez les personnages.

La bande-son, dépouillée et suggestive, évite les effets classiques du cinéma d’horreur. Elle privilégie les infrabasses, les grincements étouffés et les silences tendus, renforçant cette impression d’enfermement psychique.

Une œuvre à double tranchant

La critique s’est montrée partagée. Certains, comme Écran Large ou Abus de Ciné, saluent une proposition radicale, une vraie tentative d’évasion du cinéma français hors de ses sentiers battus. D’autres, plus circonspects (AlloCiné, SensCritique), lui reprochent sa lenteur assumée, sa raideur formelle, voire une certaine aridité narrative.

Mais c’est justement dans cette prise de risque que réside la singularité de Else. Le film ne cherche ni l’explication scientifique ni le spectaculaire : il travaille l’ambiguïté, l’entre-deux, et pousse le spectateur à accepter le vertige de l’incompréhension.

Une méditation post-pandémique ?

Difficile de ne pas voir dans cette histoire de contamination visuelle et physique une métaphore élargie de notre époque. Post-pandémie, post-isolement, post-angoisse collective, Else résonne comme une parabole du confinement psychologique généralisé : les corps et les esprits piégés dans une relation toxique au monde extérieur.

Anx, dont les crises d’angoisse ponctuent le récit, devient alors l’incarnation d’une angoisse générationnelle face à la dissolution des repères et à la perte de contrôle sur son propre environnement.

Pour son premier long-métrage, Thibault Emin ose une forme d’abstraction poétique et sensorielle qui ne plaira pas à tous, mais affirme une ambition rare dans le cinéma hexagonal : faire de la science-fiction une expérience intérieure, psychologique, presque psychanalytique.

S’il faut du courage pour se lancer dans Else, le film mérite d’être vu pour ce qu’il est : une proposition à part, à la fois aride et fascinante, qui ouvre des pistes neuves pour un cinéma français encore frileux face au fantastique et à la spéculation formelle.

Fiche technique du film

Titre : Else
Réalisation : Thibault Emin
Scénario : Thibault Emin, Alice Butaud, Emma Sandona
Photographie : Victor Gaultier
Musique : (non créditée officiellement)
Production : Les Produits Frais
Distribution : UFO Distribution
Durée : 100 minutes
Pays : France
Langue : Français
Sortie : 28 mai 2025
Genre : Science-fiction psychologique / Fantastique / Horreur intimiste
Principaux interprètes : Matthieu Sampeur (Anx), Edith Proust (Cass), Lika Minamoto (Setsuko)

Rocky Brokenbrain
Notoire pilier des comptoirs parisiens, telaviviens et new-yorkais, gaulliste d'extrême-gauche christo-païen tendance interplanétaire, Rocky Brokenbrain pratique avec assiduité une danse alambiquée et surnaturelle depuis son expulsion du ventre maternel sur une plage de Californie lors d'une free party. Zazou impénitent, il aime le rock'n roll dodécaphoniste, la guimauve à la vodka, les grands fauves amoureux et, entre deux transes, écrire à l'encre violette sur les romans, films, musiques et danses qu'il aime... ou pas.