Les pérégrinations de la journaliste Florence Aubenas en France décrit par de petits portraits l’Hexagone des oubliés. Ceux qui n’ont jamais la parole. Loin des discours des spécialistes / experts de tout poil, En France délivre une vue aérienne. On domine. On regarde sans toucher. Mais avec la précision d’une vue de satellite. Un panorama indispensable.
Car Florence Aubenas, après le succès du « Quai de Ouistreham », enquête pour laquelle elle vécut pendant six mois la vie d’une demandeuse d’emploi sans qualification, poursuit avec En France, son travail de description de la « France d’en bas », la France majoritaire sociologiquement, mais minoritaire dans les médias. La compilation de ses articles publiés précédemment dans le Monde » où l’auteur est désormais journaliste, est conforme au travail d’écriture habituel de la journaliste: écouter et retranscrire la parole de ceux qu’on n’entend jamais, ou rarement. Et laisser libre la conclusion au lecteur.
On voyage donc avec Florence Aubenas en France : le Nord et Hénin-Beaumont, bien entendu, mais aussi la Normandie, la Haute Vienne ou le Maine et Loire. On y rencontre un paysan, une ouvrière de chez Jeannette, une médecin cubaine, un intérimaire de chez Peugeot et tant d’autres.
La journaliste s’attache à des « personnages » dont on apprend l’essentiel parce qu’elle a su gagner leur confiance loin des interviews bidonnées ou des micros-trottoirs. En trois pages calibrées on rentre dans la vie de Carole femme d’agriculteur dans le bocage vendéen ou « Tout Roux » petit dealer de 16 ans. On imagine Florence Aubenas, vivre une journée avec Paul, prendre un café, aller au super marché, laisser parler, écouter. Avec empathie.
En lisant ces témoignages, écrit comme de petites « nouvelles » du quotidien, un fil conducteur apparait : il faut revenir en arrière, au bon vieux temps. Tous disent la même chose : « on reviendra à la vie d’avant, c’est ce que veut tout le monde ». Cette vie d’avant c’est celle où l’on avait le sentiment d’exister, d’être quelqu’un, d’avoir un métier. « Fille de mineur » se présente cette jeune femme, comme si seul le métier d’un père parvenait encore à définir, un demi-siècle plus tard, l’identité de sa fille. Car on ne sait plus qui on est dans une société que l’on ne comprend plus, où on ne trouve pas sa place et dans laquelle parfois, on choisit d’être mère de trois enfants à 17 ans parce qu’en tant que mère on est enfin reconnue, « on a un statut ».
Dans une interview à France Inter, Florence Aubenas expliquait ainsi cette absence de repère: « En France les gens n’ont plus de pierre où poser le pied ». Derrière les difficultés économiques évoquées (« la dernière semaine du mois, les voitures roulent moins »), c’est un monde environnant étranger que ces personnages décrivent. Un monde où ils ne possèdent pas les clés comme ces jeunes filles étudiantes à Sciences Po (« France Po » dit une maman) recrutées dans les ZEP qui posent la question aux « autres » : « comment vous a t’on appris à entrer dans les musées ou à l’opéra ? » Car autant qu’un clivage économique, c’est aussi le clivage des mots, le clivage culturel, qui apparaît, cette absence d’éducation familiale que des sociologues appelaient « l’éducation par osmose ». La culture comme point de repère, point d’équilibre. La culture absente.
Alors ce monde, dont ils ne comprennent pas les mécanismes, ce monde les ignore. Ils estiment n’être rien. Ou quasiment rien. Incapables de se définir eux-mêmes. A Hénin-Beaumont, l’immigré polonais ou maghrébin qui venait travailler dans les années cinquante était avant tout un mineur, mineur avant d’être étranger. Et accueilli comme tel. Il n’est plus aujourd’hui qu’étranger. Même le mariage qui était un socle solide tremble avec l’évolution des mœurs et la loi Taubira devenue ennemie publique numéro un au nom d’une modernité incomprise et rejetée. Les maires des petites communes qu’a rencontrés Florence Aubenas sont désemparés devant ce qu’ils perçoivent comme un cataclysme sociétal, confrontés à l’incompréhension de leurs administrés.
Olivier Adam dans ses romans s’interroge sur le moment où la vie de ces gens fragiles peut basculer du mauvais côté de manière irrémédiable (voir notre article). Florence Aubenas établit un constat : la majorité des citoyens est perdue, en quête d’identité sociale, culturelle, économique. Alors bien entendu, en filigrane, c’est une petite voix sourde qui se fait entendre tout au long de l’ouvrage, celle du FN, ce parti qui revendique souvent ce terme d’identité auquel il accole subtilement celui de « national ». C’est aux yeux de cette majorité inaudible, le seul parti qui sait leur parler, « Marine s’intéresse à nous », le seul qui évoque des préoccupations quotidiennes, qui veut revenir en arrière : « Le FN on existe avec lui. Il nous donne un rang national. Ça réactive le passé ». Des slogans simplistes rassemblent ainsi des électeurs perdus complètement (« Je vais voter Chirac », « Tu ne peux pas, il n’est pas candidat »), abandonnés par des partis auxquels ils ne comprennent plus rien.
Plus inattendues, ces pages au-delà de portraits de citoyens décrivent aussi des lieux dévastés par un aménagement du territoire violent et descendant, véritable cataclysme aux conséquences innombrables. Une commune où il faut faire une heure de route pour trouver une pompe à essence, une stratégie familiale mise en place pour mettre ses enfants dans le meilleur lycée. Un fossé social adossé à un fossé géographique. Avec Florence Aubenas, on rentre dans ce petit café rural, dans l’abri-bus à 5 heures du matin qui attend les intérimaires de chez Peugeot, chez la pompiste qui garde le chèque de 5€ pour l’encaisser à la fin du mois. La France mythique des « lève-tôt », tant utilisée à des fins électorales. Mais là, pas de caméras, de micros, simplement l’écoute attentionnée d’une femme venue pour eux-mêmes.
L’ancienne journaliste de Libération a un autre talent, celui de l’écriture minimaliste, simple en apparence, mais en cohérence avec le monde qu’elle décrit. Aucun paternalisme, aucune ironie, aucun misérabilisme, mais elle sait construire en trois pages une histoire, nous dire l’essentiel d’un être. Les mots du quotidien pour décrire le quotidien, ces fameux mots qui manquent à ces individus pour s’approprier leur univers. Les mots qui manquent, la culture qui manque .
Aucun scoop dans cet ouvrage, aucune découverte d’un monde jusqu’alors enfoui, mais Florence Aubenas par l’empathie témoignée avec de « vrais gens » qui lui ont fait confiance et avec qui elle a partagé des petits moments de vie, trace par petites touches, une mosaïque géographique, professionnelle d’une grande partie de la France d’aujourd’hui. Les politiques devraient (vont ?) la lire. Est-ce en leur pouvoir de changer les choses ? On aimerait pouvoir le croire.