Il y a cent trente ans, le premier mai 1891, l’armée tirait sur des ouvriers en grève à Fourmies. Inker, dessinateur originaire de la région ne pouvait ignorer cet anniversaire sanglant. Avec humanité et talent.
C’est une petite ville de 12 000 habitants dans les Hauts de France. Sertie dans le bocage de la « Petite Suisse du Nord », au Sud du Nord, elle ne fait guère parler d’elle. Aujourd’hui, si vous vous promenez dans ses rues, vous n’avez pas l’impression de circuler dans une cité ouvrière de la région, celle des mines et des corons, des usines sidérurgiques. Pourtant quelques bâtiments avec des toits pointus, triangulaires, vous rappellent que Fourmies fut un centre de fabriques textile lors de la révolution industrielle du 19e siècle.
Ces rues, l’auteur Alex W. Inker les a parcourues tout au long de sa jeunesse : « Deux fois par jour, quand j’allais à l’école, puis au collège, puis au lycée, je traversais la place où la fusillade a eu lieu. Jusqu’à la fermeture des usines, la quasi totalité de ma famille était composée d’ouvriers d’usine et d’ouvriers en filature (…). C’est de là que je viens ».
Cette place c’est celle en effet où se déroula le 1er mai 1891, une manifestation des ouvriers grévistes du textile qui réclamaient la journée de travail de 8 heures. En fin de journée, un officier de deux régiments d’infanterie cantonnés à proximité ordonne de tirer sur les grévistes. Neuf personnes sont tuées et seront élevées au rang de martyr. C’est cette journée que l’auteur raconte des premières lueurs du soleil à son coucher.
Inker nous a habitué à l’utilisation de la bichromie : noir et blanc pour Panama Al Brown, vert et rouge pour Servir le Peuple ou encore bleu et orange pour Un travail comme un autre. Il ne pouvait ici faire autrement, compte tenu du récit, d’utiliser le noir et le rouge, rouge du drapeau français, rouge comme les briques et les murs des usines, des cheminées, rouge comme le sang qui va s’écouler lentement sur les pavés de la place.
Le trait est cette fois-ci plus lâche, plus libre comme pour s’adapter aux mouvements d’un peuple en action, comme pour lui donner plus de liberté, celle qu’il réclame en levant le poing. L’utilisation du patois populaire accroît ce réalisme. Le lecteur vit cette journée au plus près au son des cloches de l’église qui égrènent les heures fatidiques. On découvre des tenues et des visages de soldats proches illustrant Le cri du peuple de Vautrin. On défile avec les manifestants, on sent le suint, on rencontre d’inénarrables et odieux bourgeois, mais on s’allonge aussi dans l’herbe pour regarder la beauté du ciel au milieu des coquelicots à la manière du Dormeur du Val.
La journée est belle et commence doucement : séduction, couleurs printanières, manifestation traditionnelle, harangue politique, on est dans l’habituel et rien ne présage un soir funeste. Maria, la jolie rousse, aux taches de rousseurs envoûtantes et espiègles, nous entraîne derrière elle à la distribution de « papiers », aux retrouvailles avec son amie jusqu’à la cueillette de son mai. Son mai, c’est de l’églantine. « C’est tellement beau » lui dit-on. « Mais c’est fragile » répond-elle, fragile comme un jour de printemps qui restera dans l’Histoire, non pour son soleil, mais pour le noir de la fumée des cheminées qui continuèrent à cracher ce jour leur souffle. À la demande des patrons. Contre l’avis de la majorité des ouvriers.
Les pages intérieures de début reproduisent deux documents : un « Appel aux ouvriers », et un écrit signé par tous les patrons de Fourmies (sauf un) demandant à ce que le premier mai ne soit pas chômé, « considérant que nulle part les ouvriers n’ont été, ni mieux traités, ni mieux rémunérés que dans la région de Fourmies ». Est-il nécessaire de rappeler qu’à cette époque et à Fourmies, les enfants de 8 à 12 ans travaillaient 8 heures par jour, contre 12 heures pour ceux qui avaient entre 12 et 16 ans. La journée de travail pour un adulte pouvait atteindre 15 heures. Les pages silencieuses apportent des mouvements de poésie dans une tension croissante dont on connait la fin. Pas de suspense, on sait le sort réservé à neuf des manifestants et la BD s’achève brutalement comme un tir de fusil Lebel. « Feu » est le dernier mot, les pages finales sentent la poudre et la fureur. Sans bruit, sans bulle. Mais avec une tristesse infinie. Par ce récit humaniste Inker confond Histoire et histoire. Il rend au prénom de Maria son nom : Blondeau. Il rend un bel hommage à sa ville et aux personnes qui l’ont constitué parfois en versant leur sang.
Fourmies la Rouge d’Alex W. Inker. Éditions Sarbacane. 112 pages. 19,50€. Parution 5 mai 2021.
ALEX W. INKER est diplômé en 2006 de l’Institut Saint-Luc de Bruxelles en Bande dessinée, et titulaire d’un Master 2 de cinéma. En plus de son activité de dessinateur auteur, il a été professeur à l’université de Lille 3 où il enseignait les liens entre cinéma et BD. Il est par ailleurs l’un des grands auteurs du catalogue BD de Sarbacane. Il vit à Lille.
Contexte historique et publications de l’époque
Pour bien comprendre les révoltes ouvrières au 19e siècle, c’est-à-dire pendant la Révolution Industrielle, il faut connaître les conditions de vie et de travail de ces ouvriers, considérés comme des esclaves : travail des enfants (En France par exemple ce n’est qu’en 1841 qu’on interdit le travail des enfants de moins de 8 ans, mais comme il n’y avait pas encore d’inspection du travail … Les enfants de 12 à 16 ans ont quant-à eux le « droit » de travailler 12 heures par jour), des journées de travail interminables sans repos hebdomadaire (il faudra attendre 1906 pour qu’une loi soit votée en France en ce sens), des conditions de vie épouvantables, pas d’assurance-chômage ou de prévoyance en cas de maladie ou d’accidents du travail … Avec une espérance de vie bien en-dessous de celle des bourgeois et estimée à 40 ans en moyenne, l’inexistence des syndicats et l’impossibilité de revendiquer leurs droits élémentaires, il est évident que les révoltes sont à la fois compréhensibles et inévitables et souvent réprimées dans le sang.
C’est ainsi que le 1er mai 1886, à Chicago, commence une grève; les jours suivants des ouvriers grévistes sont chargés par la police devant les usines Mac Cormick. Il y a aura des blessés et des morts, ceux qui sont considérés comme les leaders seront pendus le vendredi 11 novembre 1887 (connu depuis comme Black Friday ou « vendredi noir »), les autres condamnés à perpétuité (ils seront graciés quelques années plus tard) et Louis Lingg se suicidera… C’est en hommage à ces « martyrs de Chicago » que la date du 1er mai est choisie en 1889 par l’Internationale ouvrière, comme étant une journée d’action des ouvriers dans le monde entier.
Au 19e siècle, la ville de Fourmies est une ville ouvrière comptant de nombreuses filatures. Des meetings sont organisés, on y dénonce les conditions de travail déplorables et on revendique la journée de 8 heures de travail. (La semaine de travail de 48 heures sera votée en France en 1919, celle de 40 heures en 1936 et celle de 35 heures en l’an 2000). Le 1er mai 1891 est resté gravé dans la mémoire de Fourmies.
En mai 2021, Alex W. Inker dédicaçait sa BD Fourmies la Rouge à Rennes à la librairie M’enfin.