Fraîche paraissait en février 2022 chez La Boîte à Bulles. Raconter le passage à l’âge adulte, c’est ce que réussit brillamment à faire Marguerite Boutrolle dans une BD juste et réaliste. Indispensable.
« J’avais vingt ans. Je ne laisserai personne dire que c’est le plus bel âge de la vie. Tout menace de ruine un jeune homme : l’amour, les idées, la perte de sa famille, l’entrée parmi les grandes personnes », écrivait Paul Nizan. À sa manière c’est ce que reprend dans sa superbe BD Fraîche Marguerite Boutrolle. Même si cette fois-ci, il s’agit d’avoir 16 ans — les temps ont changé et la date frontière avec le monde des adultes aussi — et de raconter l’adolescence d’une jeune fille. Pia change d’établissement scolaire, Pia change d’âge, Pia change de copines, Pia veut un copain et même un peu plus. Pia veut devenir adulte, sans savoir exactement ce que ce mot signifie. Normes sociales ? Vie sexuelle ? Amusements garantis ? Peut-être tout simplement être vue comme identique aux modèles imaginés. Alors Pia va fumer, aller à des soirées chez des potes, surveiller son poids, acheter des vêtements, beaucoup de vêtements. Et bien sûr, il lui faudra un amoureux, un grand Amour. Il s’appellera David. Plus âgé, il portera la moustache et jouera dans un groupe amateur, mais talentueux.
Vient alors le moment du premier rapport sexuel, celui tant imaginé. Mais est-il vraiment souhaité ? Voulu ? Ce moment clé est traité avec justesse dans une période où le consentement, si nécessaire, a été mis en lumière par Vanessa Springora. On assiste mal à l’aise, dans cette fameuse zone grise, à ce qui va changer la vie de Pia qui peut désormais se déclarer « femme » et croire à la légèreté d’un être nouveau. Ce n’est pas joyeux, ce n’est pas graveleux, mais cela témoigne d’une gêne, d’interrogations sur lesquelles on ne met pas de mots. L’autrice y met donc des dessins avec toute la distance nécessaire. La tendresse est absente, la quête de reconnaissance omniprésente, la maladresse permanente. Comme un passage obligé, souvent tu et mal vécu.
Marguerite Boutrolle a environ 16 ans en 2010, quand se déroule l’histoire de Pia. À l’époque, les téléphones portables sont à clapet et les réseaux sociaux pas encore développés au maximum. Le réalisme des situations et du cheminement personnel de Pia démontre sans doute une grande part d’autobiographie. Rarement un roman graphique, et même une œuvre littéraire, se sera immergée avec cette justesse et distance dans l’intimité la plus secrète d’une adolescente. Les garçons et les filles sont violents dans leurs propos, leurs attitudes, et on ne se fait aucun cadeau quand il s’agit de se construire. Même Pia abandonne sa meilleure amie pour intégrer le groupe majoritaire, celui où on doit être, où on doit grandir. Il est lourd le regard des autres qui donne des injonctions : être mince, cool, bien habillée avec des vêtements de marques. Avoir l’air de ce que l’on n’est peut-être pas vraiment.
Pia trouvera finalement la solution : « Je crois que c’est pas en essayant de plaire partout… en cherchant à convenir… que je vais réussir à savoir et à affirmer : ça je veux, ou ça je veux pas », mais au prix de souffrances intimes que sa mère aura du mal désamorcer, impuissante devant la phrase entendue par tous les parents du monde soucieux d’aider leurs enfants à grandir : « C’est à moi. C’est ma vie ».
Aucune fausse note, sur un récit chapitré par des pages noires grâce à des dialogues au cordeau dont on entend la justesse et à des dessins qui rappellent parfois, lorsque le fond devient blanc, pour accorder plus de force aux visages et aux corps, les traits souples et minimalistes de Bastien Vives. Pia, forte désormais de son expérience, va franchir le cap, devenir cette adulte rêvée. Mais on peut se demander en refermant l’ouvrage s’il ne serait pas possible de faire autrement pour toutes les adolescentes et les adolescents, pour les aider à répondre à cette question existentielle qui les taraude tant au moment de la transition : « qu’est-ce qui fait ce qu’on est ? ». Peut-être, pour débuter, faudrait-il inviter tous les parents, tous les ados du monde à lire cette formidable BD. Mais aussi les grands-parents, les enseignants, les éducateurs. Tout le monde en fait.
Fraîche, de Marguerite Boutrolle. Éditions La Boîte à Bulles. 16 février 2022. 272 pages. 28,00 €.