France Travail : derrière la suspension-remobilisation, le nouveau visage du contrôle des chômeurs

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Depuis le 1er juin 2025, le contrôle des demandeurs d’emploi en France vient d’entrer dans une nouvelle ère. Paru au Journal officiel, le décret mettant en place le mécanisme de « suspension-remobilisation » redessine les contours du rapport entre l’individu au chômage et l’institution publique. Sur le papier : plus de souplesse, plus d’accompagnement, moins de brutalité. Dans les faits : un contrôle renforcé, un pouvoir de sanction réorganisé, et une logique d’activation toujours plus prégnante.

France Travail : le nouveau dispositif de sanctions

Mise en œuvre :
Depuis le 1er juin 2025 (décret publié au Journal officiel).

Mécanisme central : suspension-remobilisation

Situation de manquementSanction appliquéeDurée
1er manquement (ex : absence à un rendez-vous, justificatif manquant)Suspension partielle des allocations de 30% minimum2 mois
Manquements répétés ou gravesSuspension majorée, pouvant aller jusqu’à 50%Variable, selon décision de France Travail
Non-réponse prolongéeSuspension totale, sans radiation définitive immédiateJusqu’à réactivation du suivi

Objectifs affichés par l’État :

  • Favoriser la remobilisation rapide des demandeurs d’emploi
  • Éviter les radiations brutales et définitives
  • Harmoniser les pratiques de sanction à l’échelle nationale

Principales critiques soulevées :

  • Fragilisation financière des plus précaires
  • Pression psychologique accrue sur les allocataires
  • Efficacité incertaine sur le retour durable à l’emploi

Un changement de forme, pas forcément de nature

Au cœur de la réforme portée par France Travail, cette innovation sémantique : on ne « radie » plus, on « suspend ». En cas de manquement aux obligations de recherche d’emploi, les allocations chômage pourront désormais être amputées d’au moins 30 % pendant deux mois. L’idée affichée est de maintenir un lien avec le service public de l’emploi, de favoriser une reprise rapide du suivi et d’éviter l’exclusion sèche. Les sanctions sont harmonisées, les procédures théoriquement plus lisibles.

L’État promeut ainsi une réforme « pédagogique et responsabilisante » : éviter les radiations définitives qui, au fil des années, ont alimenté autant d’injustices que de contentieux. L’ambition officielle : humaniser le contrôle sans l’alléger. Car c’est bien de cela qu’il s’agit : le contrôle devient omniprésent, mais sous un habillage de remobilisation bienveillante.

Le texte, dans sa forme, dit beaucoup de l’air du temps. L’exécutif navigue entre impératif budgétaire et objectif politique :

  • Réduire le volume des allocations versées sans afficher de suppressions pures et dures.
  • Rationaliser les sanctions afin d’éviter l’arbitraire des radiations, critiqué par le Défenseur des droits.
  • Accentuer la pression sur les allocataires pour les pousser à accepter plus rapidement des emplois, même éloignés de leurs qualifications initiales.
  • Restaurer la légitimité politique du système d’assurance chômage en montrant qu’il n’y a pas de droits sans devoirs.

Le modèle s’inscrit dans la logique de « conditionnalité sociale renforcée » qui innerve désormais de nombreux dispositifs sociaux français et européens depuis deux décennies.

Les premières critiques : entre sanctions déguisées et stigmatisation persistante

Malgré ces intentions affichées, de nombreux observateurs, syndicats soulignent d’importantes zones d’ombre, voire des risques structurels.

  • Une précarisation larvée : pour les demandeurs d’emploi les plus fragiles (travailleurs précaires, seniors, personnes éloignées de l’emploi), une suspension de 30% sur deux mois peut avoir des conséquences dramatiques sur les budgets déjà tendus.
  • Un « habillage bienveillant » de la sanction : plusieurs voix dénoncent une simple mutation des radiations en suspensions temporaires, qui aboutissent de fait à une perte financière immédiate.
  • Des obligations de plus en plus lourdes : certains internautes relèvent que l’intensification des contrôles et la multiplication des justificatifs de recherche d’emploi pourraient alimenter un climat anxiogène et culpabilisant.
  • Un effet cosmétique sur les chiffres du chômage : en réduisant mécaniquement le nombre de personnes indemnisées, les associations craignent une manipulation indirecte des statistiques.

Certains évoquent « un flicage déguisé sous couvert de pédagogie », d’autres y voient « une énième réforme punitive contre les pauvres » ou encore « une manière habile de gratter sur le budget de l’assurance chômage tout en affichant un vernis humaniste ».

La CGT, la CFDT et les associations de chômeurs (MNCP, AC!) ont exprimé leurs réserves : Le MNCP craint « un effet d’éviction durable pour les plus éloignés de l’emploi ». La CGT dénonce « un dispositif hypocrite qui pèse sur les plus précaires ». La CFDT regrette « un manque d’évaluation préalable de l’efficacité réelle de ces mesures ». Enfin, plusieurs économistes du travail s’interrogent déjà sur l’efficacité réelle de la mesure, souvent conçue pour satisfaire une opinion publique inquiète du « non-travail », mais dont l’impact sur le retour à l’emploi reste scientifiquement incertain.

Derrière la réforme de France Travail, c’est toute une philosophie de l’État-providence qui poursuit sa mue. Moins protectrice, plus gestionnaire, résolument intrusive. Le chômeur devient un individu suivi, mesuré, audité, dont l’effort permanent devient le critère principal de légitimité sociale.

Bref, « Suspension-remobilisation » : un néologisme pour dire la persistance d’un vieux soupçon français vis-à-vis des sans-emploi.

Pour aller plus loin sur la conditionnalité du chômage et les politiques d’activation

Ouvrages de référence

  • Barbier, J.-C. (2008). La longue marche vers l’Europe sociale. PUF.
    Une analyse incontournable des transformations des politiques de l’emploi en Europe et du basculement vers l’activation.
  • Paugam, S. (2010). Le salarié de la précarité. PUF.
    Sur les mutations du salariat et l’instabilité qui sous-tend les logiques actuelles de contrôle.
  • Zajdela, H. (2013). La conditionnalité des droits sociaux. LGDJ.
    Une étude juridique et sociologique du renforcement des conditions d’accès aux prestations sociales.
  • Handler, J. F. (2004). Social Citizenship and Workfare in the United States and Western Europe. Cambridge University Press.
    Un regard comparatif international sur les politiques de workfare et d’activation.

Articles et rapports

  • Dares (2021). Le contrôle de la recherche d’emploi : effets et limites des sanctions. Dares Analyses.
    Étude officielle française analysant les conséquences des politiques de sanction sur le retour à l’emploi.
  • Bonvin, J.-M. (2018). « Activation des chômeurs et capabilités ». Revue française de socio-économie, n°21, p. 55-74.
    Une critique des politiques d’activation au prisme de l’approche des capabilités d’Amartya Sen.
  • OECD (2013). Activation Strategies for Stronger and More Inclusive Labour Markets. OECD Publishing.
    Un rapport de l’OCDE synthétisant les pratiques internationales de conditionnalité.
Eudoxie Trofimenko
Et par le pouvoir d’un mot, Je recommence ma vie, Je suis née pour te connaître, Pour te nommer, Liberté. Gloire à l'Ukraine ! Vive la France ! Vive l'Europe démocratique, humaniste et solidaire !