Le dé-confinement est bien incertain et le monde de l’édition ne fait pas exception. Selon François-Régis Sirjacq, le directeur de la librairie Le Forum du livre sise à Rennes, la reprise se fera avec prudence… Petit tour d’horizon.
La culture est frappée de plein fouet par le coronavirus. Aller au cinéma, flâner de librairies en librairies, aller assister à un spectacle, bien déjeuner (ou dîner), écouter un opéra… autant des activités préférées de la rédaction d’Unidivers qui sont proscrites depuis le mois de mars et, pour un temps, encore bien incertaines.
L’édition et le livre constituent un bien de consommation capital dans le secteur de la culture. Presse, papeterie et livres représentaient 14,8 % du marché culturel en loisirs en 2018 (chiffres Insee), juste après le secteur du jeux qui caracole en tête. Le livre représente 20 % des emplois du secteur culturel, soit pas moins de 80 000 postes.
Depuis l’annonce du confinement au 17 mars dernier, 12 000 acteurs de la chaîne du livre subissent un chômage partiel. Si le premier de cordée tombe, le reste dégringole aussi… Il en est de même pour la chaîne du livre. Si l’e-book est tendance depuis plusieurs semaines, permettant à quelques auteurs de tenir la tête hors de l’eau, le livre imprimé est quant à lui, délaissé. Parmi les plus vulnérables de la crise : les librairies indépendantes, fermées, à l’instar des franchisées, depuis mars. Celles-là représentent 20 % des points de distribution du livre, une part importante menacée de disparition si aucune mesure n’est mise en place.
Le syndicat des libraires français (SLF), dirigé par Xavier Moni, a demandé entre 20 et 25 millions d’euros, afin de compenser les pertes dramatiques provoquées par le confinement, à travers un fond solidaire. Début mars, le ministre de la culture, Franck Reister, promettait une enveloppe de 5 million d’euros. La différence est conséquente.
En soutien, l’État encourage fortement l’initiative du “clic and collect” d’ores et déjà mises en place par plusieurs librairies. Le principe paraît simple : commandé à distance, le lecteur peut venir chercher son livre rapidement et de manière sécurisé en magasin ou après le confinement. Encore faut-il que maison d’éditions, fabricants et distributeurs assurent tous leur place dans la chaîne du livre. Qu’en est-il par temps de confinement et de nécessaire sécurisation des employés ?
Unidivers — Comme la quasi-totalité de vos confrères, la librairie du Forum du livre à Rennes est fermée. Avez-vous reçu des directives d’ouverture à l’approche du dé-confinement ?
François-Regis Sirjacq — Non, nous n’avons pour le moment aucune directive. Tout est imaginable, comme nous demander de recevoir uniquement 5 personnes à la fois dans notre librairie. Or que nous soyons fermés ou que l’on reçoive 5 personnes à la fois, ça ne change pas grande chose. La situation est dramatique ! En concertation avec le président du syndicat national de la librairie, nous avons décidé que la protection de nos salariés compte avant tout. Bien évidemment, si nous étions restés ouverts, les conséquences auraient été tout aussi dramatiques, car il est fort difficile dans notre type de commerce que les gens se tiennent à deux mètres les uns des autres.
Au demeurant, les maisons d’édition ont portes closes depuis le 16 mars. Plus aucune commande de livres ne circule, a fortiori des nouveautés littéraires. Gallimard est le seul à avoir repris ses livraisons depuis ce matin (le 22 avril, ndlr). Pour autant, il a en regard bien peu de librairies ouvertes pour lui passer commande. Et le plus gros éditeur, Hachette, reste fermé. Cela étant, nous nous préparons à ouvrir la librairie le 11 mai – si le calendrier ne change pas d’ici là… –, dans des conditions de travail optimales pour notre personnel et bien pensées pour le client.
« (face au covid-19) la protection de nos salariés compte avant tout. »
Unidivers — Lors de la réouverture, pensez-vous que les librairies vont être prises d’assaut ?
François-Regis Sirjacq — Non, je ne pense pas que la reprise se fera sur les chapeaux de roues. En outre, nous serons en mesure d’établir les statistiques de vente qu’en septembre prochain ; et encore, si tout se passe bien. L’inconnue qui demeure est la fin du confinement réel qui n’aura lieu que bien plus tard ! La date du 11 mai a été fixée, mais quelques semaines plus tard, l’épidémie pourrait, hélas, redémarrer.
C’est pourquoi les éditeurs et les distributeurs restent extrêmement prudents. Les grands éditeurs ont décidé de diminuer de 20 à 30 % leurs productions dans le deuxième semestre de telle façon à ce que les librairies puissent digérer la reprise. Ils se préparent à une reprise progressive à partir du 11 mai. Notamment parce que le système de fonctionnement actuel des librairies repose pour beaucoup sur les nouveautés. Or, il n’y aura aucune nouveauté avant juin. Les éditeurs n’ont pas pu produire leurs nouveautés de mars-avril, lesquels constituent deux mois assez importants pour tenir les ventes jusqu’à l’été. Nous allons ainsi recevoir les sorties littéraires au début du mois de juin si tout se passe bien.
Qui plus est, il faut être réaliste, le portefeuille des lecteurs n’est pas élastique. La somme des achats qu’un lecteur dépense en deux mois ne saurait se trouver dépensée par lui en quelques jours à la fin du confinement. D’où une perte importante à prévoir pour les librairies. Du côté des grosses maisons d’édition, elle arriveront à tenir grâce aux ventes très attendues, puis ils diffuseront le reste avec économie durant les deux derniers trimestres de l’année. De fait, je prévois que la moitié de la rentrée littéraire de septembre sera reportée au mois de janvier 2021. Et la rentrée littéraire de janvier sera à son tour décalé. Un effet en cascade. Bref, le monde du livre va connaître des heures bien compliquées jusqu’à la fin de l’année 2020.
« Les éditeurs et les distributeurs sont extrêmement prudents, ils annoncent une reprise très progressive à partir du 11 mai. »
Unidivers — Les plateformes d’achat en ligne sortiront-elles bénéficiaires de cette crise ?
François-Regis Sirjacq — Je ne l’espère pas et ne le pense pas. D’abord, je ne suis pas sûr qu’Amazon ait fait autant de ventes que ça. J’attends de recevoir des informations circonstanciées directement des mains des éditeurs… Quand bien même les Français auraient commandé plus qu’avant sur cette plateforme de distribution de biens de consommation (le livre représente environ 10% des ventes d’Amazon environ), il n’en reste pas moins que les plus importants éditeurs français ne pouvaient pas le fournir.
Par ailleurs, jusqu’à récemment, ce type de plateformes constituait le seul moyen de se procurer une nouveauté. À présent, certains sites internet de librairies ont rouvert ; bien sûr, un exercice contraint par les disponibilités du personnel présent sur place. Cela étant, rien ne vaut un conseil oral. Je ne crois pas qu’un algorithme puisse intimement vous conseiller.
« La situation va être dramatique pour les libraires, mais aussi pour les éditeurs, pour les auteurs …Le monde du livre fonctionne en chaîne. »
Unidivers — Que peuvent les lecteurs rennais afin de vous soutenir ?
François-Regis Sirjacq — Le Forum du livre a mis en place sur son site internet un système de commandes, lesquelles seront récupérables dès le 11 mai. Nous avons aussi créé des bons d’achat afin que les lecteurs puissent nous soutenir financièrement. Ces bons seront utilisables à partir de la réouverture du magasin.
Unidivers — L’État a-t-il mis en place un plan de crise pour le monde du livre ?
François-Regis Sirjacq — Si rien n’est fait, beaucoup de librairies vont avoir du mal à s’en remettre. Pour l’instant, on ne fait que reporter des échéances. Le 21 avril, le Président des libraires, Xavier Moni, était en réunion avec Franck Reistler, le ministre de la Culture. Mais le compte-rendu n’est toujours pas publié. La situation va être dramatique pour les libraires, mais aussi pour les éditeurs, pour les auteurs … C’est une chaîne. La chaîne du livre.
À cela s’ajoutent les bibliothèques et leurs commandes publiques qui sont vitales pour les libraires. Marine Bedel, directrice de la bibliothèque municipale de Rennes, ne cache pas son inquiétude. Cela risque d’être la double peine ! Bref, il faut et c’est le moment de remettre le système à plat. Nous avons déjà prouvé qu’il est possible de produire en France sans délocaliser la production dans d’autres pays. De nombreux livres (notamment dans le secteur de la jeunesse) sont imprimés en Chine, c’est un scandale ! Nous avons de très bonnes imprimeries en France. Pourquoi ne pas leur redonner plus de travail et embaucher une main-d’œuvre locale ?!
Si tout se passe bien, nous pouvons espérer que la machine reparte doucement en septembre. Tous les jours, avec mes assistants, nous organisons le magasin à de nouvelles normes de sécurité sanitaire. D’un certain côté, cette malheureuse situation peut constituer l’opportunité de repenser nos méthodes de travail avec les éditeurs et les clients. Bref, il faut tout réorganiser. Mais l’important, c’est de consacrer notre vie à l’un des plus beaux et vivifiants bien du monde : le livre !
« Face aux enjeux de la réouverture et du redressement de nos entreprises, l’union de la profession sera une force » — Xavier Moni, président du Syndicat de la Librairie Française.