Free met-il le net en danger ou le vaccine-t-il ?

Le landernau du net a pris pour cible le fournisseur d’accès Free suite à l’apparition d’un filtrage « antipub » dans la dernière version logicielle de la freebox V6/Revolution. Aussitôt, les tenant de la fameuse « neutralité du net » se sont élevés contre cette atteinte à la liberté digne, selon eux, des régimes totalitaires. Pourtant le débat mérite d’être posé.

Que veut dire le terme « neutralité du net » ? C’est un principe qui garantit l’égalité de traitement de tous les flux de données. Ainsi, lorsqu’un fournisseur de téléphonie bride certains flux de data comme le peer to peer sur son réseau 3G , il y a atteinte à la neutralité du net. Lorsqu’un fournisseur d’accès internet interdit l’usage des newsgroups et du réseau Usenet, il y a atteinte à la neutralité du Net. Si un fournisseur interdit la consultation d’un site pour des raisons comme le racisme ou la pédophilie, il y a aussi atteinte à la neutralité du Net. Si un fournisseur bride l’accès à des sites de vidéo, il y a atteinte à la neutralité du Net. Vous le voyez, la neutralité du Net n’existe pas, car ces exemples se retrouvent chez des concurrents de Free ou même déjà chez Free.

La différence, ici , se fait entre la visibilité du filtrage et sa possible désactivation et l’invisibilité des autres filtrages possibles. Nous avons vu que la possession même du réseau internet est en question. Le filtrage, de fait, peut intervenir sur d’autres noeuds du réseau. Au Vietnam, en Chine, le filtrage de site est bien réel et visible. Il n’est pas possible d’aller sur Facebook si on ne passe pas par des passerelles, maintenant bien connues des internautes locaux. Il ne s’agit pas du fameux DPI, (Deep Packet Inspection), brandi déjà comme la peur ultime, et qui ne sera pas visible, quant à lui, dans l’interface de la Box. Rassurez-vous, internautes, il a déjà été testé par votre FAI pour répondre à d’éventuelles demandes des ayants droit musicaux et cinématographiques.

Ce qui est critiqué, sur le fond, est l’imposition de ce filtrage par défaut et le manque de communication de Free sur cette fonctionnalité. En même temps, on ne reproche rien aux fournisseurs qui ne préviennent pas les consommateurs néophytes des risques de perte de données, de contamination d’un réseau, de saturation des flux et des entrées/sorties d’un serveur lorsqu’il y a des malwares, virus ou autres scripts malveillants si l’on n’utilise pas certains produits / fonctionnalités de protection. Pour opérer un parallèle avec la santé, on reproche à Free de vacciner tout le monde par précaution plutôt que de laisser le choix à chacun de prendre des médicaments préventifs ou curatifs. Le Geek, le Nerd, celui-là même qui critique Free en étant historiquement son fonds de commerce se moque bien de l’ignorance des autres.

Pourtant dans ce filtrage, d’autres questions se posent. Free dit protéger l’internaute et limiter aussi l’utilisation de la bande passante par toute cette profusion de pubs. Dans les faits, Free a filtré certains fournisseurs de publicités bien ciblés via une « blacklist » dont le choix même peut être remis en question. En effet, Free a des contrats pour ses propres pages perso sponsorisées par des publicités. Xavier Niel, actionnaire du Monde, est aussi indirectement impliqué dans une régie publicitaire, celle dont fait partie « son » journal. Il pourrait donc y avoir conflit d’intérêts dans ce filtrage. Le vieux conflit Free/Google qui se matérialisait par des bridages de YouTube se retrouve ici avec le bridage de Google AdSense, organe publicitaire du géant américain. Facebook a aussi sa filiale publicité, et il en va ainsi de beaucoup des géants du net.

Le pavé jeté dans la marre par Free, à dessein (cela lui fait aussi un bon coup de pub gratuit, paradoxalement !), remet en cause un business-model établi. Beaucoup de sites gratuits, d’information comme de réseaux sociaux, vivent de la publicité. Ils en usent et parfois en abusent. Oui, abus lorsqu’ils mettent des fenêtres popup, des scripts masqués derrière les pubs et qui non seulement ralentissent la machine, mais aussi polluent la bande passante de l’internaute. À l’extrême, les sites de piratage ont souvent vécu autour de ce modèle avec un financement de la part de publicité que l’on jugera douteuse, comme celles de l’industrie du sexe, l’une des plus florissantes sur le net.

Face à cela, un autre business s’est monté avec les anti-virus, les anti-malwares, les filtrages de publicité, dont les meilleurs sont bien maitrisés par les plus experts des internautes, certains étant gratuits et financés par…. la pub. Problème, monsieur et madame tout le monde ignorent les dangers ou bien se laissent berner par des offres alléchantes (assistance, antivirus peu efficaces…) en ignorant les failles des produits. Ces publicités que l’on voit sont aussi ciblées en fonction des cookies et autres fichiers laissés sur l’ordinateur de l’internaute. De la simple image fixe, nous sommes passés maintenant à des publicités en Flash ou en Vidéo avec des flux sonores non désirés et que tous les « adblocks » ont du mal à filtrer. Enfin, paradoxe ultime, les sites informatiques vantent souvent les produits bloquant la publicité (parce que le besoin et l’exaspération de l’internaute sont réels) alors qu’eux même en vivent.

Il y a quelques années, un fournisseur de câble américain avait envisagé proposer un boitier « antipub » : devant le tollé des chaines et des annonceurs, le produit a été abandonné. Le financement des sites, comme de la presse, est au cœur de la question et on citera, comme contre-exemple, les journaux vivant avec peu de publicité comme Le Canard enchainé, le Moniteur automobile ou des sites comme Mediapart. Wikipedia est menacé par son manque de dons et de contributeurs… Doit-on le couvrir de publicité ? L’internaute se retrouve face à ses contradictions.

L’internet moderne n’a plus rien à voir avec l’internet que les plus anciens internautes ont connu au début : sobre et austère mais sans publicité et se contentant souvent de débits moindres avec un temps d’affichage pas si lent du fait de l’absence d’images et de vidéos. L’augmentation de la bande passante a laissé croire que l’on pouvait tout faire en terme de vidéo (HD) ou d’audio (Streaming) sans en payer le prix. Or, les canaux transcontinentaux sont limités, comme ceux entre les différents nœuds du réseau en France. C’est une véritable guerre qui se joue pour savoir qui détiendra ces installations et qui les régulera tout en touchant un dividende de ces publicités. Si Free s’oppose à Google, justement, c’est parce qu’il juge qu’il dépense plus à entretenir le réseau que ce qu’il ne touche par la publicité, contrairement au géant américain. Les récentes réunions internationales sur le sujet de la possession du net sont restées sur un statu quo et on se dirige tout droit vers une saturation des réseaux avec, pour l’internaute, des coupures, des débits catastrophiques et donc des filtrages masqués de la part des FAI pour ne pas perdre de clients mécontents.

La décision de Free de tester une fonction, en la proposant par défaut, est sans doute maladroite. Mais elle permet de mettre sur la table un problème qui tient aussi à la vision ultra libérale du Net : a-t-on le droit de tout faire lorsque cela peut toucher l’intérêt commun, à savoir la rapidité et l’accessibilité d’internet ? A-t-on aussi le droit d’imposer un diktat par des filtrages ? La vérité est sans aucun doute entre les deux mais faute d’instance claire pour en décider, ou de prise de conscience des internautes des conséquences de leurs actes, il y a peu de chance que le vrai débat prenne forme.

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Didier Acker
didier.ackermann {@] unidivers .fr

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